Art Press - Ces lèvres qui remuent, par Jean-Philippe Rossignol

 Art Press - Ces lèvres qui remuent, par Jean-Philippe Rossignol
01 juin 2018

Ces lèvres qui remuent

Réunie pour la première fois en français, l’œuvre complète du Russe Ossip Mandelstam est traversée par les violences de l’histoire.

Une cantate et une symphonie, une estampe et un triptyque, une frise et une cathédrale, un quatrain et un livre, un grain de sable et l’océan : toute l’œuvre d’Ossip Mandelstam correspond à cette alliance des formes, des degrés, des sensations, des temps et des espaces, ne séparant jamais l’homme de son siècle, ni la chair de la nature. Avec Mandelstam, la poésie rassemble la musique, la peinture, l’architecture, la parole et le monde. Il n’y a pas de séparation. À l’opposé de ceux qui cloisonnent et rentabilisent, il écrit : « Aimez plus que les choses elles-mêmes leur existence, plus que vous-mêmes le fait d’être. »

Quatre-vingt ans après sa mort, on peut désormais lire l’intégralité des œuvres de Mandelstam. Poésie et prose. Mille cinq cents pages profondes, légères, intelligentes, sensuelles, déchirantes ; mille cinq cents pages comme un fleuve de méditation. En 1928, dans son essai De la poésie, au dernier chapitre consacré à son frère d’errance François Villon, l’écrivain russe commence ainsi : « Les astronomes prédisent avec précision le retour d’une comète après un long intervalle de temps. » Cette comète visionnaire, comme un double de l’écrivain, on la reçoit aujourd’hui avec une impression dérangeante, tant la planète est mutilée et les astres inaccessibles à notre pensée. La comète, à laquelle s’identifiait déjà Hölderlin au point de vouloir lui ressembler, apparaît de nouveau dans notre paysage sombre. Une comète digne d’une voix. Pour Mandelstam, la voix est primordiale. Né en 1891 à Varsovie dans l’Empire russe, Ossip est issu d’une famille juive peu pratiquante. Il connaît une enfance où les objets rares et les langues se côtoient, un monde chatoyant au milieu de gouvernantes et de tuteurs qui secondent une mère professeur de piano, un père commerçant en maroquinerie. Ainsi la solitude se renforce-t-elle.

L’élève cosmopolite suit les cours de la prestigieuse école Tenichev de Saint-Pétersbourg, se rend  à Paris en 1907-08 pour l’enseignement de Bergson et de Joseph Bédier à la Sorbonne, découvre enfin l’Allemagne et l’université d’Heidelberg. Au regard de sa vie future, on se dit qu’il n’aurait pas dû rentrer au pays natal. Il aurait pu continuer en Occident à se nourrir de l’histoire de l’art et de la philosophie. Mais tout se bâtit dans le « bruit du temps », de l’enfance à la jeunesse des premiers voyages italiens, du premier souffle au dernier. Tout se construit autour de la voix.

Dans la Quatrième Prose, Mandelstam expose sa méthode de travail : « Je n’ai ni manuscrits, ni carnets, ni archives. Ce que trace ma main n’est pas identifiable, parce que je n’écris jamais. Je suis le seul en Russie à travailler la voix. »

En disposition de combat

Mémoire, récitation et psalmodie. Sa voix caractéristique, on l’entend à chaque page. On l’écoute. Surgissent alors des chefs d’orchestre et leur « pupitre haut placé », des violonistes, des chœurs nocturnes, des chants d’enfants dans un jardin. Ici la voix tourne sans fin. Elle apparaît au cinéma, dans un hall de gare, en forêt. Les modulations nous tiennent éveillés. Le son procède par vibrations. C’est une balle de tennis qui résonne sur le court des « disgracieuses datchas ». C’est le prélude ou la valse jouée au piano par une « dizaine de doigts ». C’est la sonnerie du téléphone qui annonce un suicide. C’est l’orgue de Barbarie, la ritournelle, le canzone. C’est le bruit des ailes d’une libellule. C’est la voix-oiseau. Ce sont les psaumes interprétés par un compositeur baroque. C’est l’archet, le carnaval et la polka. C’est le pavé qui résonne du sabot des chevaux. C’est le frémissement des abeilles, l’ivresse des clochards et le refrain des brasseries. C’est l arue Mokhovaïa qui « bourdonne comme une ruche dans la nuit sourde » le 21 janvier 1924, à la mort de Lénine. Toutes les voix et les sonorités sont orchestrées par Mandelstam, dans une véritable mise en onde. Quand la musique s’éloigne de l’interlocuteur, l’écrivain chercher une similitude possible, une partition où l’ouïe et la vue peuvent s’unir, comme dans ce passage du Timbre égyptien : « L’écriture des notes sur la portée est aussi caressante pour l’œil que la musique elle-même l’est pour l’ouïe. Les noires des gammes pianistiques, pareilles à des allumeurs de réverbères, grimpent et dégringolent. Chaque mesure est une barque lestée de raisins secs, de grappes de raisin noir. Une page de notes, c’est d’abord une flottille de voiliers en disposition de combat ; en second lieu c’est le plan selon lequel se déroule la noyage d’une nuit réduite à des noyaux de prune. »

En disposition de combat, telle est la position de Mandelstam dès ses premiers poèmes parus. Affirmation de l’exigence, refus de la compromission artistique, c’est-à-dire. Figure majeure de l’acméisme qui veut dépasser les rêveries du symbolisme et les guerres de l’avant-garde. Comment trouver la pointe qui assemble une vision et un refus ? C’est écrit noir sur blanc dans le manifeste de 1913, publié par la revue Sirena en 1919 : « La pointe aiguë de l’acméisme n’est pas le stylet ni le dard de la décadence. L’acméisme convient à ceux qui, mus par un esprit de construction, acceptent avec courage leur pesanteur, l’assument avec joie et réveillent, afin d’en faire un usage architectural, les forces qui dorment en elle. L’architecte dit : je bâtis, donc j’ai raison. Avoir conscience de son droit en poésie est ce qui nous tient le plus à cœur ; rejetant avec mépris les futilités des futuristes pour lesquels embrocher un mot compliqué au bout d’une aiguille à tricoter est la jouissance suprême, nous introduisons, le style gothique dans les relations entre mots, comme l’a fait Sébastien Bach en musique. »

Poésie sous contrôle

Passé « l’âge d’argent » où l’unité entre la nature et l’homme est indivisible, la révolution d’Octobre fait son entrée en scène. 1917 : autre son de cloches, autre perspective. La poésie est placée sous contrôle. Les assoiffés de beauté, les fous de la voix et les êtres libres deviennent des ennemis de la Russie. Pour libérer le peuple de l’oppression tsariste, le poète se doit donc d’appartenir, de faire front, de parler d’un seul bloc. Les nuances sont bannies, la censure et l’auto-censure règnent. La révolution entraîne la régression, la servitude s’impose. Dans ce climat, Mandelstam refuse de se taire. Marginal, vivant dans la difficulté avec son épouse Nadejda, tel un Orphée moderne selon l’intuition de Joseph Brodsky, le poète compose à l’automne 1933 une épigramme d’une grande violence contre Staline et sa dictature. On imagine mal en 2018 la portée d’un pareil texte, aussi courageux qu’inconscient. Que dit-il au juste ? Voici les seize vers en question : « Nous vivons sans sentir sous nos pieds le pas, / À dix pas ne sont plus audibles nos paroles, / Mais là où la parole à demi-mot suffit / C’est lui, le montagnard du Kremlin, qu’on évoque. / Ses doigts épais sont gras comme des vers de terre, / Ses mots, infaillibles comme des poids d’un poud. / Parmi ses moustaches ricanent des cafards / Et les tiges de ses bottes sont des miroirs. / L’entoure une racaille de chefs au cou frêle ; / Sous-hommes dont il use comme de jouets. / Un qui siffle, un autre qui miaule, un qui pleurniche, / Lui seul s’amuse en père fouttard et tutoie. / Il forge, comme fer à cheval, ses oukases – / Frappe, qui à l’aine, qui au front, qui à l’œil. / Toute mise à mort est pour lui délectation / Et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. »

Ossip Mandelstam est arrêté en 1934 pour son épigramme. Le pouvoir le transfère en Tcherdne. Après une tentative de suicide, il est condamné à cinq ans de travaux forcés. Il a quarante-sept ans. Subissant des humiliations quotidiennes, souffrant du froid et de la faim, il meurt le 27 décembre 1938 à Vtoraya Rechka, un camp de transit près de Vladivostok, aux portes de la Kolyma. Son corps est jeté dans une fosse commune. Il avait quarante-sept ans.

Au cours de ces années, de nombreux artistes figurent parmi les personnes assassinées. Accusé par Gorki de son « hooliganisme littéraire » et de « manque de respect des lecteurs » relatif à la complexité de son écriture, Boris Pilniak est victime des Grandes Purges menées par Nikolaï Iejov. Arrêté en octobre 1937, il est fusillé le 21 avril 1938 à Moscou. En 1939, Iejov, chef déchu du NKVD, dénonce Isaac Babel pour avoir dénigré Staline en privé. Arrêté en mai de la même année, probablement torturé lors de ses huit mois en prison, Babel est condamné pour trotskisme et pour espionnage au profit de la France et de l’Autriche. Il est fusillé en secret le 27 janvier 1940. On informe faussement ses proches en prétendant qu’il meurt dans sa cellule le 17 mars 1941. Ces dates donnent la nausée. Quand elles ne sont pas tuées, les victimes sont muselées. Anna Akhmatova en est la preuve. Jugés comme « socialement trop peu pertinents », ses textes sont interdits de publication dès 1922 et pour plus de trente ans. Beaucoup de ses amis sont exécutés. Son fils est déporté. Elle refusa d’émigrer, considérant que ce serait une trahison. Alors elle continue son travail en clandestine, écrivant des essais sur Pouchkine, traduisant Leopardi, Hugo et Tagore.

L’enfer

La poésie est toujours visée par le pouvoir. Pour quelle raison ? Est-ce que parce qu’elle recherche concrètement la liberté ? Une liberté inadmissible et insupportable ? Les livres d’histoire et les témoignages sur les camps staliniens vont dans ce sens. Mais il demeure une incompréhension à vouloir expliquer le Mal, comme s’il était possible de le rationaliser. Dans son Entretien sur Dante, Mandelstam signe des phrases lumineuses à ce sujet. Pour lui, Dante est son frère d’exil italien. En tant que guelfe blanc, partisan d’une plus grande autonomie de Florence et chassé de la ville pour avoir combattu la politique du pape Boniface VIII, Dante et ses chants sont perçus comme « les partitions d’un orchestre chimique particulier ». Après l’étude de la forme mélodique de la Divine Comédie, le poète russe décrit de façon prémonitoire ce qu’il aura à subir dans les camps. Au chapitre IX, il observe : « On se trompe quand on pense l’Enfer comme un volume, comme une combinaison de cirques énormes, de déserts aux sables brûlants, de marécages puants, de métropoles babyloniennes et de mosquées incandescentes. L’Enfer ne renferme rien, il n’a pas plus de volume que l’épidémie, l’infection, la pestilence, que tout mal contagieux qui se répand et ne doit rien à l’espace. »

Dans cet Enfer sans espace et sans volume, Mandelstam reste fidèle à sa position de n’avoir eu avec le monde du pouvoir que des liens puérils. Jusqu’au bout, il exprime la grâce et la rage, comme dans ce quatrain des Cahiers de Voronej : « En me privant des mers, de l’élan, de l’envol / Pour donner à mon pied l’appui forcé du sol, / Quel brillant résultat avez-vous obtenu, / Vous ne m’avez pas pris ces lèvres qui remuent ! »

Jean-Philippe Rossignol