Artpress - n°386 - Isaac Babel, l'étoile vagabonde

 Artpress - n°386 - Isaac Babel, l'étoile vagabonde
01 2012

Isaac Babel, l'étoile vagabonde

En cette époque trop souvent frileuse et assoiffée de rentabilité à court terme, signalons le formidable travail qu'effectuent les éditions Le Bruit du temps, consacrant leur énergie à faire vivre ou revivre des œuvres oubliées ou négligées de grands auteurs du monde entier : La Mer et le Miroir de W. H. Auden, De nos jours d'Ernest Hemingway, Les Ambassadeurs d'Henry James, Croquis étrusques de D. H. Lawrence, Flush : une biographie de Virginia Woolf, Chardin et Rembrandt de Marcel Proust, L'Anneau et le Livre de Robert Browning… Les ouvrages sont magnifiquement fabriqués, édités, traduits. Un bonheur pour les adeptes d'une « physiologie de la lecture ».

Derrière le rideau de l'oubli – ou de l'inculture –, une étoile immense scintille : Isaac Babel fait partie de ces écrivains dont la postérité compliquée – comme par exemple Danilo Kis – n'empêche pas quelques fervents de se reconnaître dans la nuit, complices, l'œil vif. Ceux qui ont lu Cavalerie rouge ou Récits d'Odessa sont marqués et ne les oublient pas.

Babel n'est pas un écrivain d'imagination, mais un de ceux qui vont sur le motif et mettent leur peau sur la table. Sa vie, intense, trop brève, prise dans les convulsions de l'histoire, fait, avec son sens aigu de l'observation, la matière de ses écrits. Sachez donc, pour faire court, qu'il est né en 1894 à Odessa, qu'il a vécu non loin et tourné souvent autour de cette ville singulière, relativement tolérante et cultivée. Juif, il étudie «  l'hébreu, la Bible et le Talmud jusqu'à l'âge de seize ans » (cf. « Autobiographie »). Il connut, à partir de 1905, des vagues de pogroms dont certaines scènes, d'une grande brutalité, sont racontées dans Histoire de mon pigeonnier. Apprendra le français, aimant particulièrement Maupassant et Flaubert. Rencontre déterminante avec Gorki, qui lui conseillera d'explorer le vaste monde, d'y faire sa propre expérience. Il connaît la révolution, l'armée Rouge, participera à la guerre russo-polonaise en 1920 comme correspondant pour le journal Le Cavalier rouge ; cela donnera notamment Cavalerie rouge (grand succès) et son Journal de 1920. Ses écrits feront souvent scandale. Dans les convulsions révolutionnaires, il navigue comme il peut. Il écrira des scénarios pour le cinéma, deviendra ami d'Eisenstein, sera éditeur, voyagera. Isaac Babel est arrêté en mai 1939, accusé d'espionnage (pour le compte de Malraux…), torturé. Il sera fusillé le 27 janvier 1940.

Ce généreux volume de 1300 pages, qui recueille l'intégralité des œuvres en prose (correspondance mise à part) de l'écrivain, est séparé en trois livres. Le premier regroupe les récits d'enfance, les formidables récits d'Histoire de mon pigeonnier, Journal pétersbourgeois, les divers récits autour d'Odessa et quelques scénarios. Le cœur du second livre est le célèbre Cavalerie rouge, et les textes qui gravitent autour. Le troisième est plus composite : des récits de jeunesses écrits plus tardivement, deux nouvelles, un chapitre pour un roman collectif (De grands incendies), divers brouillons, articles, reportages, scénarios, sa dernière pièce (Maria) ainsi que des entretiens. Belle ampleur, une stimulante diversité qui laisse songer à ce qu'aurait pu être l'œuvre si l'on avait retrouvé ses écrits saisis lors de son arrestation.

On remarquera d'abord la simplicité du style travaillé jusqu'à l'épure, un travail de forcené : « J'écris comme cela me vient, après quoi je le laisse reposer quelques mois, puis je le reprends et le réécris. Je peux réécrire un nombre incalculable de fois – j'ai une grande patience, dans ce domaine. » Cela visant, et c'est efficace, « davantage de légèreté et de fluidité à la narration » et, paradoxe si l'on veut, « davantage de spontanéité ». L'émotion passe par suggestions, ou par petites touches. Idem pour la sensation, la beauté de certains couchers de soleil, d'états du ciel. « La chanson flottait comme de la fumée. Et nous sommes partis en direction du crépuscule héroïque. Ses rivières bouillonnantes se déversaient sur les serviettes brodées des champs de paysans. Le silence rotissait. La terre s'étirait comme une échine de chat couverte du pelage scintillant des blés. » Grande condensation, rapprochements parfois fulgurants, notamment avec la violence ou la mort qui arrivent avec une intense soudaineté qui laisse pantois, ainsi de son oncle massacré dans un pogrom le jour où le narrateur enfant s'achète enfin des pigeons – lesquels sont aussi massacrés contre lui (Histoire de mon pigeonnier). Ce Juif qui réclame qu'on l'égorge dans la cour, mais pas devant sa fille – prière non entendue (Cavalerie rouge). Ou encore ce soldat qui réclame qu'on l'achève, ses boyaux dans ses mains ; ce meurtre passionnel de la rue Dante… Et ces galeries de personnages, dans les Récits d'Odessa, ou Cavalerie rouge, Juifs truculents ou traqués, cosaques ou polonais, sensibles ou barbares, bourreaux et victimes, fous le plus souvent, devant l'absurde, comme ce soldat à qui le narrateur crie qu'ils sont fichus : «  Ça sert à quoi que les femmes se donnent tout ce mal ? a-t-il répondu encore plus tristement. Ça sert à quoi les fiançailles, les noces, ça sert à quoi que les familles prennent du bon temps au mariage… » Aucune réponse, sinon : « Dans le ciel, une traînée rose s'est allumée et s'est éteinte. La Voie lactée a surgi entre les étoiles. » Oui, le monde se passe bien de nous, le soleil se lèvera encore, mais ces touches rapides, violentes, pudiques d'un écrivain comme Babel nous rendent le voyage plus beau.

                                                                                                    Olivier Renault