Blog Thierry-Guinhut-Litteratures - Péter Nádas, les histoires parallèles de la mémoire, ou la mélancolie des sirènes

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07 juin 2015

Péter Nádas, les histoires parallèles de la mémoire, ou la mélancolie des sirènes

[Péter Nádas : Mélancolie, traduit par M. Martin, Le Bruit du temps, 2015, 80 p., 15 € / Chant de sirènes, traduit par M. Martin, Le Bruit du temps, 2015, 120 p., 18 € / Histoires parallèles, traduit par M. Martin, Plon, 2012, 1152 p., 39 €]

Les « histoires parallèles » de Péter Nádas font chanter les sirènes de la mémoire et de la mélancolie. Un roman interminable, parmi une trilogie, fait se heurter des personnages pléthoriques, une pièce de théâtre aux vers homériques jette les sirènes d’Ulysse dans une mer pourrie. Seule une patience angélique paraît idoine pour glisser l’entendement du lecteur en ces chaos lentement structurés. À moins que de plus modestes portes s’ouvrent afin de tenter de l’apprivoiser. Peut-être est-ce ainsi qu’il faut lire cette Mélancolie, médusée devant un tableau de Caspar David Friedrich…

Les Anciens appelaient « ekphrasis » la description d’une œuvre d’art. L’archétype en est celle du bouclier d’Achille dans l’Iliade 1. Partagé en deux, ciel chargé de nuées d’une part et roches maritimes de l’autre, le tableau de Caspar David Friedrich, intitulé « Rivage au clair de lune », s’ouvre sur deux infinis. Mélancolie de Péter Nádas semble au premier abord ne vouloir être qu’un exercice de regard. Pourtant sa modestie première, peu à peu, s’enfle en une cosmique dimension, à mi-chemin du poème en prose et de l’essai philosophique.

Dans l’amas sombre des nuages, l’auteur hongrois voit un visage, une « horrible Gorgone », voire l’autoportrait au fusain « où Caspar David Friedrich campa son regard dément ». Mais aussi le « Protée » homérique, ce « Vieux de la mer 2 », dont l’Odyssée conte la sortie des eaux, friand de métamorphoses et de violence. Ainsi le mince feu de naufragés, ou de pêcheurs, sur un rocher à marée basse, stimule la réflexion métaphysique, entre être et non-être. Car « nous sommes des chercheurs d’abri » sur « une route des ténèbres à la lumière et de la lumière aux ténèbres ». Parmi l’espace ordonné et le chaos qui nous entourent, « le point fondamental de la mélancolie est ce retour effectué sur ordre protéen ». Entre expérience et oubli, entre souvenir et imaginaire, le mythe et la culture offrent leur « troisième dimension à l’espace des dimensions de l’existence et de la non-existence ». Le rapport qui unit et sépare la peinture et l’écriture dépasse bien évidemment le simple « ut pictura poesis 3 » d’Horace (« la poésie est comme la peinture »). Lessing est passé par là, constatant en 1763 dans son Laocoon 4 l’irréductibilité des deux arts…

Mais au-delà du tableau, auquel il trouve plus d’un centre, une autre mélancolie pointe, celle de l’impuissance de l’observateur et du langage : « Tout ce qu’on sent, c’est la manière dont on pourrait parler si les mots ne nous manquaient ou ne nous abusaient : tel est le propre de la mélancolie. » Cette dernière, de surcroît, est une « activité [qui] tend à établir des correspondances entre les images de ses sentiments et les concepts de son savoir ». Le lecteur ne sera pas surpris de découvrir que Péter Nádas s’appuie sur le livre fameux de son compatriote Földényi, intitulé également Mélancolie 5, quoique abritant un plus vaste et bouillonnant traité.

Notre lecteur d’Homère n’en a pas fini avec la mélancolie de Protée et des « dieux des mers », au point qu’il consacre à l’Odyssée une réécriture satirique : Chant de sirènes. Il s’agit là d’une bien étonnante pièce de théâtre, du moins du cinquième et avant-dernier épisode d’un spectacle commandé par le Théâtre de la Rhur, qui, en 2010, avait invité six auteurs de nationalités différentes à œuvrer sur le thème suivant : « Ulysse, de retour à Ithaque, ne reconnaît plus son île natale ». Ce qui aurait pu sembler un pensum académique devient sous la plume de Péter Nádas un drame satirique virulent, un dantesque enfer contemporain.

Perséphone et Hadès mènent le bal, entre Mères et Fils, entre « mouches à viande grosses comme des chihuahuas », soldats et « blessés à l’agonie », alors que des trios humains errent sans pouvoir ni communiquer ni exprimer des sentiments, aussitôt moqués par le chœur des Néréides. Sur la mer « polluée par des déchets industriels, / l’aurore aux doigts de rose / point encore » sur les camps de réfugiés, tandis que l’apocalypse de l’Histoire du XXe siècle ravage l’humanité. La pièce culmine avec la victoire immonde des « petits vieux révolutionnaires », Bakounine, « le père à longue barbe des attentats », Robespierre au moi « enkysté ». « Terroriste », on se voue « à la liberté, fût-ce aux dépens de la liberté ». Ainsi les vieux systèmes totalitaires dévorent l’humanité. Ainsi les fils tuent leur vieux père Ulysse sans qu’il ait « trouvé le chemin d’Ithaque ». Les dieux homériques approuvent le dénouement de la tragédie : « Tout le monde a faim et le monde est vide, / Dévasté à toutes les sauces. »

D’une manière plus qu’ironique, l’écho de l’Enfer de Dante a contaminé l’épopée homérique en intégrant les pires génocides de notre temps enfantés par les utopies. L’impressionnante réécriture oscille entre pastiche et parodie. La poésie chante et raille, quand seules les sirènes de la déréliction engluent spectateur et lecteur.

De même, l’Europe déploie et enchevêtre dans les romans de Péter Nádas « les scènes primitives de son passé ». Les mille cent trente pages d’Histoires parallèles sont une pâte feuilletée de personnages qui évoluent entre la Première Guerre mondiale et les destinées contrariées de l’amour et du sexe. Péter Nádas avoue volontiers avoir eu besoin de dix-huit ans pour patiemment tisser ce roman. Roman-somme entre tous, il agrège le policier et l’épique, le panorama historique, la saga familiale, l’amour charnel et éthéré, l’intime et l’exhibitionnisme. Au point qu’un épisode masturbatoire soit narré avec une gourmandise précieuse, qu’une copulation soit étirée sur quatre jours et cent quarante pages, avec une précision anatomique à la limite de la technicité et de l’extase.

Une bonne centaine de personnages se croise et se disperse, depuis l’incipit dans le Berlin des années 90 (où l’on découvre avec Döhring, à l’occasion de la chute du Mur, un mort affalé sur un banc) et la Budapest des années 60. Entre-temps et autres motifs en mosaïques, on aura visité un camp de concentration nazi, une enclave homosexuelle sur « l’île Marguerite » au milieu d’un fleuve, des mères névrosées et des familles qui étranglent l’individualité et la liberté, mais aussi l’insurrection hongroise de 1956 qui se souleva contre l’oppression communiste. Ainsi la narration fonctionne comme une débâcle d’îlots en archipels qui ne permettent que des histoires « parallèles » et inachevées, des confrontations irrésolues : que deviennent par exemple Gyöngyvér et l’homme qui est au lit avec elle, et qui « constatait qu’assassiner le stimulait davantage que faire l’amour », alors qu’ils prennent plaisir à l’ondinisme ? Comment se résoudra le jeu de dupes entre trois anciens camarades de pensionnat qui se sont fait tous les trois espions ?

Du « Territoire muet » au « Souffle de la liberté », en passant par « le fin fond de la nuit », il n’est pas du tout certain qu’un « Jugement dernier » puisse racheter les meurtres parmi les camps. Là où « le fichier à des fins d’hygiène publique » permet d’asseoir « le système d’épuration raciale », au point que von der Schuer se prenne à rêver : « Ce sont les fichiers de Dieu qu’il nous faudrait. » Hélas pour ceux qui voudraient appeler « l’Ange de la vengeance », « sans criminels, leur lutte contre les criminels n’aboutirait pas ». La quête mémorielle de Péter Nádas est un labyrinthe aux sombres lueurs criminelles, sexuelles et difficilement métaphysiques…

Une langue sensuelle et minutieuse, un système d’échos complexe, parmi lequel le leitmotiv de la solitude semble central, qu’il s’agisse de celle des amants ou de celle de ces enfants livrés aux expérimentations de biologie raciale nazie, ou encore de Döhring obsédé par le passé trouble de sa famille au cours de l’holocauste, par le « Liebestod » des images insupportables des massacres… Sommes-nous devant un chef-d’œuvre qui nous échappe encore ? Initialement paru en 2005 en Hongrie, ce roman monstre fit alors scandale, autant par sa forme que par l’émulsion d’une sexualité sans fard et du volcanisme mémoriel réveillé. Comme ce que nous nommons chaos faute d’en maîtriser la structure et la logique, probablement ces Histoires parallèles sont-elles le sommet du triptyque composé avec l’également torrentiel Livre des mémoires 6 et le plus modeste et autobiographique récit La Fin d’un roman de famille 7.

Étrange et opiniâtre Péter Nádas… Né en 1942 à Budapest, il vit son œuvre couronnée par le prix de littérature européenne dès 1995. Comment un aussi petit pays que la Hongrie a-t-elle pu engendrer tant d’écrivains fabuleux depuis un siècle ? Dezso Kosztolányi 8, Ferenc et Frigyes Karinthy 9, Imre Kertész 10, László Krasznahorkai 11… La puissance de la mélancolie créatrice n’est certainement pas pour rien dans la trajectoire complexe autant que séminale de Péter Nádas. Lui aussi est une sirène fascinante dont le chant romanesque et poétique n’a pas fini de nous hanter…

Thierry Guinhut

1. Homère : Iliade, XVIII, 478-617, Garnier, 1960, p. 345-348.
2. Homère : Odyssée, IV, 386, Garnier, 1960, p. 53.
3. Horace : « Art poétique », vers 361, Œuvres, Janet et Cotelle, 1823, p. 442.
4. Lessing : Laocoon, Hermann, 1990.
5. Voir : László Földényi : Mélancolie, essai sur l'âme occidentale
6. Péter Nádas : Le Livre des mémoires, Plon, 1998.
7. Péter Nádas : La Fin d’un roman de famille, Le Bruit du temps, 2014.
8. Voir : Dezso Kosztolányi : Portraits, Kornél Esti ou les mystères de la personnalité
9. Voir : Frigyes et Ferenc Karinthy de père en fils : Faremido, Epepe ou les pays du langage
10. Voir : Imre Kertész, Sauvegarde contre l’antisémitisme
11. Voir : László Krasznahorkai : La Venue d’Isaie, Guerre & guerre, le vent du chef-d’œuvre