Booquin - Une épopée sur l’exil, la maladie, la fatalité de la mort, par Christine Larrouy

 Booquin - Une épopée sur l’exil, la maladie, la fatalité de la mort, par Christine Larrouy
01 octobre 2016

Une épopée sur l’exil, la maladie, la fatalité de la mort

Quand les portes du fourgon mortuaire claquent, les pigeons « pris de panique quittent le toit de l’hôpital » et Soutine, encore vivant, est emmené de Chinon à Paris pour y être opéré d’un ulcère, et y mourir, car « la vie veut en finir ».

Caché sous un drap blanc pour échapper aux contrôles de la France occupée dans le corbillard qui le conduit à Paris, le peintre Charles-Chaïm Soutine glisse à travers la campagne française dans la longue voiture noire. Ma-Be (Marie-Berthe Aurenche, la femme de Max Ernst) l’accompagne dans son périlleux voyage.

Durant les 24 heures que va durer le trajet, il se remémore, en un flux d’images parfois délirantes provoquées par la morphine, toute son existence : sa vie entière est condensée dans cette seule journée.

Ralph Dutli, écrivain allemand, traducteur et spécialiste d’Ossip Mandelstam (poète et essayiste russe) va choisir le surgissement, le vertige et l’hallucination pour évoquer les événements de l’existence de Soutine et produire ainsi sa plus remarquable et originale biographie.

Hallucination à cause du délire morphinique, du « papaver somniferum ». Hallucination aussi, car la peinture de Soutine déforme les paysages et les êtres dans une débauche de couleurs.

À demi fictif, à demi historique, le roman relate ainsi les divers épisodes de la vie de Soutine, depuis qu’il a choisi d’enfreindre l’interdit qui frappait les images dans le shtetl de son enfance : le rêve de devenir un grand peintre, poursuivi de Vilnius à Paris, alors capitale mondiale de l’art ; les années de bohème à Montparnasse et l’amitié improbable avec Modigliani ; le succès, soudain, avec la rencontre du Dr Barnes, son mécène américain.

Mais ces années dorées, qu’accompagnent deux figures féminines, Gerda Groth et Ma-Be, prennent brutalement fin avec la guerre et ses persécutions. Il est contraint à fuir Paris malgré sa maladie et, finalement, au stratagème de ce dernier voyage et à tous ces détours pour échapper aux griffes de l’occupant.

Dans son délire, Soutine, qui croit que seul le lait peut le guérir de son ulcère, s’imagine avoir été conduit dans un paradis blanc, à la fois hôpital et prison, où il rencontre un mystérieux Dr Bog, qui lui promet la guérison s’il renonce à la couleur…

Le roman de cette existence tourmentée, écrit dans un style qui parvient à rendre l’effet produit par la fièvre qui exacerbent les coups de pinceau du peintre, nous parle avec force de l’enfance et de l’exil, de la maladie et la douleur, de l’impuissance des mots et du pouvoir bouleversant de la couleur et de l’image.

Le texte de Ralph Dutli, dédaléen, lyrique, anxieux, épouse étroitement la démarche créatrice du peintre.

Ce Dernier Voyage de Soutine est né de la fascination de son auteur pour une affiche de la cathédrale de Chartres, vue dans le métro en 1989 et la visite de l’exposition de Soutine qu’elle annonçait. « C’est la fixation de l’image unique, de l’instant qui décide de tout. »

Le Dernier Voyage de Soutine est une épopée sur l’exil, la maladie, la fatalité de la mort, mais aussi sur l’art et la littérature. Extraordinairement riche, sensible, il rend hommage à ce peintre tombé dans l’oubli et vous révèle un auteur subtil, Ralph Dutli.

Christine Larrouy