Études - n°416/5 - Le tour de Babel

 Études - n°416/5 - Le tour de Babel
01 mai 2012

Le tour de Babel

Isaac Babel, 1894-1940 – la Russie est un pays où l’Histoire marque chacun dans sa chair et où, après avoir vécu plusieurs vies, on meurt jeune. Qui plus est, Babel est sous le coup de ce qui s’apparente, au pays des Soviets, à une double malédiction : d’une part il est juif (toute sa vie il devra composer avec un antisémitisme plus ou moins officiel) et d’autre part c’est un écrivain. Un de ces écrivains, à l’instar de Mandelstam, de Chalamov, qui survit à l’oubli parce qu’il représente pour ses lecteurs beaucoup plus qu’un écrivain: un signe de reconnaissance. Il reste toutefois assez méconnu. La raison principale en est qu’après avoir connu la gloire au début des années 20 avec Cavalerie rouge (récit de la campagne de Pologne qu’il suivit au sein de l’armée rouge comme correspondant de guerre) ainsi qu’avec ses Récits d’Odessa (extravagante évocation de la vie odessite), il est arrêté en 1939 par le NKVD, torturé et exécuté. Ses œuvres sont interdites. Il n’est réhabilité qu’en 1954 ; ses Œuvres complètes ne seront publiées en Russie qu’en 2006. Une autre raison tient à la personnalité même de Babel, personnage ambivalent, voire ambigu. Sans rien renier de sa judéité, il se sent absolument russe dans l’âme. Le style de Flaubert ou de Maupassant (qu’il lit dans le texte) le fascine autant que la violence débridée des cosaques, des révolutionnaires ou de la pègre. Et bien que les frontières de ces trois états soient tout au long de la guerre civile dangereusement fluctuantes, Babel voit tout, pénètre tout, démystifie tout, passant de la cuisine d’un vieux juif du Shtetl aux arrière-salles de la Tchéka, côtoyant avec une égale curiosité les martyrs et les assassins – « pour les renifler, pour sentir quelle odeur ça a », comme l’a dit Nadejda Mandelstam. Il n’y a rien qui ne soit sacré pour lui, mais tout peut le devenir, par le biais de l’écriture. S’il n’a pas participé à l’élaboration collective qu’est le grand roman russe, il s’est essayé à tous les genres : théâtre, scénarios (pour Sergeï Eisenstein), discours, portraits, articles... Il ne donne toutefois sa pleine mesure que dans le récit court, la nouvelle, à ses yeux mieux adaptée au nouveau type de lecteur qu’est l’homo sovieticus.

Le silence, devenu proverbial, de Babel à l’égard de Staline, la (relative) liberté dont il jouissait, l’appui aléatoire qu’il avait reçu de certains dirigeants bolcheviques, ne pouvaient qu’alerter les chiens de garde du régime. Lui-même savait ses livres de plus en plus impubliables, et que son style, sa manière, constituait en soi une preuve à charge. Il y a chez lui une sorte d’avidité, une « passion de bête fauve pour la perception » qui l’incite à plonger dans les profondeurs de la vie et de l’âme humaine : « Un homme qui ne vit pas dans la nature comme le fait une pierre ou un animal n’écrira pas de toute son existence une seule ligne qui vaille quelque chose. » Nécessité fait loi d’appréhender le réel sous ses formes les plus diverses et contradictoires, pour le meilleur et pour le pire : « son principal procédé est de parler d’une même voix des étoiles au-dessus de nous et de la chaude-pisse » (V. Chklovski). Cela passe à travers une langue extraordinairement inventive, sophistiquée jusqu’à l’incongruité – étonnamment bien rendue par Sophie Benech. Le style de Babel est reconnaissable entre tous (et même là, en français). Chaque phrase est respirée autant qu’écrite, et requiert naturellement d’être dite à haute voix. Il ne se prive dans ce dessein d’aucun artifice : tournures « fautives », préfixes inventés, termes empruntés au yiddish, à l’ukrainien, au français... Rien n’est travaillé, prémédité comme ce style elliptique et si souvent déconcertant, où « aucun fer ne peut pénétrer dans un cœur d’homme de façon aussi glaçante qu’un point placé au bon endroit », et traversé de part en part de flèches poétiques : « Le vent bondissait entre les branches comme un lièvre affolé. » « Les pupilles carnassières des bougies clignotaient dans la chambre du rabbin. » C’est que Babel, de son propre aveu, a « un goût particulier pour les remaniements », et cent fois sur le métier remet son ouvrage, se décrivant lui-même en « galérien enchaîné pour sa vie entière à une rame ». Le souci de substituer à l’architecture invisible de la Création l’architecture de l’art de la fiction c’était cela, en ces années sauvages, le courage intellectuel. Le talent seul n’aurait pas suffi au « binoclard » pour s’y retrouver dans le chaos d’une guerre dont les belligérants rivalisaient de férocité, massacrant sans retenue et commettant les pires sacrilèges, ni pour sauver ce qui pouvait encore l’être parmi les parcelles d’une humanité détruite. Voilà peut-être ce qu’avait pressenti Gorki, qui fut son mentor, en l’envoyant se frotter à cette vie. Voilà pourquoi on aime Babel, non pas seulement comme on aime un écrivain, mais comme un frère humain.

Jdanov, au nom du « réalisme socialiste » en art, voulait produire des « ingénieurs de l’âme » – Babel se contente de la peindre de son mieux. Son œuvre conserve néanmoins un aspect d’inachevé. Il envisageait de regrouper l’ensemble de ses textes en plusieurs cycles – que l’éditeur a eu l’ingénieuse idée de reconstituer. Il n’a pas pu finir non plus son grand récit sur la collectivisation en Ukraine (dont il ne subsiste que des fragments). Et lorsqu’il a pris la parole pour la dernière fois à l’issue du procès qui le condamne à mort, il termine par ces mots : « Je ne demande qu’une chose : que l’on me donne la possibilité de terminer mon travail. »

                                                                                                    Franck Adani