Europe - n°978 - Jean-Luc Sarré, Autoportrait au père absent

 Europe - n°978 - Jean-Luc Sarré,  Autoportrait au père absent
01 octobre 2010

Jean-Luc Sarré,  Autoportrait au père absent

Le nom de l'éditeur pourrait aussi bien constituer le titre de ce bref recueil. Il désigne en tout cas le fonds auquel il s'alimente : « Le passé : une épave où foisonnent les images ; / inutile pourtant de plonger pour les piller / il suffit de savoir écouter la pénombre / et le bourdonnement du réfrigérateur ». Dans cet alexandrin, dont la cadence majestueuse contraste avec la trivialité de l'objet, se résume toute l'équivoque d'un propos dont l'intensité est inversement proportionnelle à la banalité des scènes qu'il met en œuvre. Celles-ci s'articulent en deux parties. La première suit la ritournelle d'un alignement d'octosyllabes : « une poésie à la ramasse / obstinément irrésolue / qui n'aurait jamais existé / sans les images d'autrefois ». Elle a pour sujet, ou plutôt pour objet, de la quête, le père absent, si tant est qu'on puisse sortir de soi pour aller vers un autre, mort ou vivant, car « marcher ainsi côte à côte / c'est aller avec soi et soi ». La seconde est rythmiquement plus hésitante, s'aventurant parfois jusqu'au vers de quatorze pieds. Elle a cette fois résolument en son centre, sinon un Je, du moins « le mot Je », mais il ne parvient vraiment à investir ni le monde, ni le temps, ni le poème : « Cette journée est inhabitable. Mieux vaut rester / à la périphérie en attendant le soir ».

On commence dans un quartier périphérique d'une grande ville, dans un chantier de construction de grands ensembles, sous une lumière qui « pleut à verse » et « les lourdes ardeurs du soleil », tandis qu'une vieille ferme qui résiste confère « encore un peu de dignité aux lieux ». C'est dans ce vacarme de fin d'un monde, dont les acteurs ont le costume d'ouvriers casqués de jaune, que sont feuilletées des images du passé, et que sont lancés des mots vers une figure qui autrefois ne redoutait pas la lumière. Elles accrochent des objets ou des situations : un plumier en bois de rose sur un secrétaire, une boîte en fer de Craven A, les trois manières de nouer une cravate – nœud simple, Windsor, demi-Windsor –, les gilets trop fantaisistes de celui qui s'évertuait à avoir pour être. Mais « les mots partis à ta rencontre / ne t'auront pas souvent trouvé ». On revient à la chaleur du présent, aux dix étages de l'immeuble, au quartier neuf sur lequel on porte un vieux regard : « tout cela n'est / qu'un écran de réalité ». Défilent alors, en une ultime salve, des souvenirs anecdotiques : l'enlèvement du baron Empain, le naufrage de l'Amoco-Cadiz, l'assassinat d'Aldo Moro, la mort d'un pape quelques mois après son intronisation, celle d'un chanteur dans sa baignoire. On comprend alors qu'on était en 1978, on nous l'avait suggéré au début (quarante après juillet 36), mais on n'avait pas prêté suffisamment d'attention, pas plus qu'à « la vieille photo pincée / entre la baguette et la vitre » sur laquelle l'histoire se termine comme elle avait commencé. À défaut d'avoir trouvé, on se sera un peu mieux repéré, dans ce « bel ennui / qui est paresse vigilante / attente, ouverture, accueil ».

C'est le même ennui ouvert qu'habite le « Je » de la seconde partie, réfugié dans la paix des arbres à la périphérie d'une grande ville dans laquelle il pratique des incursions décevantes, agressé par les galeries d'art, « déchetteries aseptisées », le vacarme des tondeuses et débroussailleuses, les carrosseries rutilantes qui « sont une offense aux lauriers roses ». Il ne reste qu'à attendre la paix du soir, « le doux bruit des pneus sur l'asphalte » quand la pluie enfin apaise la lumière et le vent. Pas question pourtant d'adopter la posture théâtrale d'une guerre au soleil : « Haine du soleil ? Ce serait trop de poésie ». Non, décidément, « mieux vaut abandonner le dehors à ses vitres », tant on peut être assuré que « la nuit [aura] raison du désordre de la veille ». S'attarder à la contemplation des menus spectacles du quotidien, la promenade hésitante d'une petite vieille, la douceur inattendue d'un prénom féminin sur un faire-part de décès, le bois de chaises de jardin perlé de pluies, une statuette Dogon qui semble « miauler d'aise ». Et ainsi on poursuit l'apprentissage du silence « tout en pensant à ces tours pendables que mon corps / ne cesse de me jouer depuis bientôt dix ans ». Là encore, on s'aperçoit qu'on n'avait pas pris garde, on avait commencé, ou peu s'en faut, dans la salle d'attente d'un laboratoire d'analyses médicales. Rien n'est abstrait, le corps est réel, il vieillit dans une ville précise, qui possède un métro, est survolée par des bombardiers d'eau et laisse voir des tankers sur la mer entre ses immeubles. Marseille sans doute, et comme la première partie, celle-ci n'a rien trouvé d'autre au terme de la quête qu'une rencontre de l'anecdote.

Mais c'est évidemment le trajet qui compte et non le but. Les Carnets 1990-2005 que Jean-Luc Sarré publie parallèlement aux éditions La Dogana ne disent pas autre chose. Ils s'intitulent Comme si rien ne pressait, et c'est « en badaud » que celui qui les écrit revendique de vivre. Mais il n'est pas dupe de sa propre ruse : le détachement, le scepticisme peuvent aussi être une posture, et un véritable autoportrait consiste à avouer, derrière ses bravades, ses angoisses, fût-ce dans une pirouette : « Souvent, la vieillesse me cherche, alors je me cache ou bien je fais le mort ».

                                                                                              Jean-Yves Debreuille