Le Figaro littéraire - Ossip Mandelstam, un poète contre Staline, par Thierry Clermont

 Le Figaro littéraire - Ossip Mandelstam, un poète contre Staline, par Thierry Clermont
22 mars 2018

Mandelstam, un poète contre le « corrupteur des âmes »

« L’univers tout entier était poésie : le travail, le galop d’un cheval, une maison, un oiseau, un rocher, l’amour : toute la vie entrait facilement dans les vers et s’y installait à son aise. » C’est en ces termes que Chalamov, l’auteur des Récits de Kolyma, évoquait Ossip Mandelstam et sa poésie. Un homme broyé par l’Histoire et le totalitarisme, et sans doute un des plus grands poètes de la première moitié du XXesiècle, ce « siècle-chacal »comme il l’appelait, mort d’épuisement alors qu’il était dans un camp de transit en Sibérie. Il avait quarante-sept ans. C’était en 1938. Les grandes purges staliniennes battaient leur plein. Le Léviathan soviétique réclamait sa part de terreur et de sang.

Aujourd’hui, grâce aux éditions Le Bruit du temps (titre d’un essai de Mandelstam), le lecteur francophone a accès pour la première fois à l’ensemble de sa poésie (dans une édition bilingue) ainsi qu’à la totalité de ses proses (essais, articles, réflexions…). Et l’on ne peut que s’en féliciter.

Ce fils d’un marchand juif de peaux, né à Varsovie en 891, aborde tôt le continent poétique, avec un sens inné du « buissonnement du sens », comme l’écrit dans sa préface Jean-Claude Schneider, maître d’œuvre de cette édition qui fera date, et traducteur. Dès 1913, Mandelstam publie un premier recueil, La Pierre, aux tonalités verlainiennes. Et où, déjà, il insiste sur sa « prophétique tristesse » et son attachement à la « liberté silencieuse ». En 1922, sort un de ses meilleurs livres de poésie, Tristia, au titre inspiré d’Ovide. Entre-temps, il a assisté à la révolution d’Octore, alors qu’il vivait à Pétrograd (aujourd’hui Saint-Pétersbourg).

Rarement poète aura tant travaillé la prosodie et surtout la musique de ses vers. Celui qui a « soulevé les douloureuses paupières du siècle »invite pêle-mêle dans ses vers les étoiles, la misère du quotidien, une pelisse, l’obsession de l’ombre, le pain, le chardonneret et le rossignol, un renard bleu, les provinces de l’Hellade, les paysages d’Arménie ou de Géorgie. Y apparaissent François Villon (qu’il avait traduit), les « huiles hivernales du paradis »« la naissance d’un sourire », également Lermontov, Paganini et Chopin, Charles Chaplin…

 Le Nobel Joseph Brodsky (expulsé d’URSS en 1972) voyait en lui un « Orphée moderne », qui avait composé « une poésie à grande vitesse et aux nerfs à nu, parfois énigmatique, ignorant fréquemment ce qui allait de soi, avec une syntaxe quelque peu raccourcie (…) un chant d’oiseau, avec des trilles et des roulades imprévisibles ». Plus simplement, Mandelstam avait lui-même déclaré, toujours en vers : « Le poète débusque des marques / profondément enfouies dans les ténèbres. / Il attend que vienne un signe secret, / prêt pour le chant comme pour un exploit. » Et c’est la poésie qui le perdra. En 1933, Mandelstam écrit un poème sans nom, que l’on désigne habituellement sous le titre Épigramme contre Staline. Une véritable charge contre celui qu’il appelle « le corrupteur des âmes » ou encore « le montagnard du Kremlin » entouré d’une « racaille de chefs » qui lui sera fatale, et qui s’achève sur ce distique :« Toute mise à mort est pour lui délectation / et fait se dilater sa poitrine d’Ossète. » Ces vers, il les déclame en privé, devant des amis ou des proches, effarés par la violence de ses audaces.

Otage de l‘éternité

Dénoncé, il est arrêté en 1934. Il tente de se suicider à la Loubianka. Ensuite, il est relégué à Tcherdyn, dans l’Oural. C’est grâce à son ami Boris Pasternak qu’il aura la vie sauve, après son intervention auprès de Staline. Le poète est en sursis. Son martyre a commencé. Puis c’est l’exil à Voronej en compagnie de sa femme, Nadejda : malade, épuisé, à moitié fou, cet « otage de l’éternité »pour reprendre le mot de Pasternak, il n’en continue pas moins d’écrire.

On aurait tort de négliger l’œuvre en prose de celui qui se disait n’être le contemporain de personne. Plus particulièrement son essai d’une grande pertinence sur Dante, et un livre politique, un livre de rage, La Quatrième Prose.

Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de lire Le Bruit du tempsoù Mandelstam a ranimé les souvenirs de son enfance et de sa jeunesse en partie passées à Saint-Pétersbourg, la ville d’Anna Akhmatova et d’Alexandre Blok, de Moussorgski et de Chostakovitch : « Nous allions nous promener dans la portion déserte de la grand-rue de la Mer, du côté de l’église luthérienne de couleur rouge et du quai de la Moïka au pavement de bois. Ainsi nous nous rapprochions insensiblement du canal Krioukov, le Pétersbourg hollandais des cales et des arcs de triomphe à Neptune. »

Dans De la poésie (publié en 1928), il fait défiler Villon, Chénier, Novalis, Pouchkine, Akhmatova, Pasternak (« Gesticulant, balbutiant, cette poésie se tisse, titube, prise de vertige, hébétée de béatitude, et malgré tout elle seule est sobre, elle seule s’éveille parmi toutes choses au monde. ») Sa postérité, Mandelstam la doit en grande partie à sa veuve, Nadejda, qui avait œuvré pour à la fois conserver la mémoire des textes inédits (dont les poèmes clandestins qu’elle avait appris par cœur) et les faire diffuser. Grâce à ses souvenirs, publiés aux Etats-Unis en 1970 (Contre tout espoir), elle fit revivre le poète qu’elle avait épousé en 1922. De nombreux écrivains et intellectuels font alors entendre leurs voix. La reporter de guerre Martha Gelhorn lui rendra visite clandestinement, à Moscou ; Robert Littell, pour sa part, écrira un roman mettant en scène le couple (L’Hirondelle avant l’orage). Ce n’est que depuis le milieu des années 1980, à l’époque de la perestroïka et de la glasnost, que Mandelstam put à nouveau être lu en URSS, puis en Russie. Entre-temps, Paul Celan a dédié en 1963 son recueil La Rose de personne « à la mémoire d’Ossip Mandelstam », qu’il appelait son « frère aveuglé », son« frère éteint ».

Thierry Clermont