Hippocampe - Plonger en soi-même, par Hugo Pradelle

 Hippocampe - Plonger en soi-même, par Hugo Pradelle
01 mars 2016

Plonger en soi-même

En plongeant au plus profond de nous-même, on découvre l’autre.

Nous venons tous de quelque part, nous sommes marqués du sceau de la provenance. On est un point sur une ligne, une part de quelque chose. Parfois, on souhaite s’en abstraire, la nier, la reléguer bien loin de soi, parfois on en est fier, on la célèbre, on s’en nourrit. C’est toujours une chose compliquée, d’intime, qui se masque. Et plutôt que de l’envisager à l’aune de l’un ou l’autre de ces pôles, de sombrer dans un essentialisme de très mauvais aloi qui nous assignerait, on peut y voir un mouvement, une circulation de soi, de son identité avec toutes les choses impalpables desquelles on se débrouille sans fin. On a une mémoire, une langue, on porte les fautes des autres, on s’égare dans un désert où l’on est tantôt seul, tantôt perdu dans la masse, on se trouve une densité. Cette matière de soi, des lieux, de leurs échos, des voix que notre provenance emprunte, de ce qu’on trouve en se retournant sur notre passé comme sur nos mauvais rêves, sur les joies et les hontes singulières de nos vies : il faut bien souvent y plonger.

C’est le glissement d’élément en élément qui fabrique une pensée de soi, qui situe la place que l’on s’accorde. Des écrivains qui, obstinément, fouillent la matière dont ils sont faits, l’espace auquel ils appartiennent, la cherchent. Il faut s’en débrouiller, trouver une distance, éclaircir ce qui nous est propre. Les lieux comptent qui hantent les livres, comme les mémoires. Il s’en dégage quelque chose qui en dépasse la réalité concrète, ce que l’esprit en fait. Les écrivains révisent leurs géographies, y découvrent une part secrète. À la fin des années cinquante, Lydia Tchoukovskaïa, fille d’un célèbre auteur pour la jeunesse, proche de toute l’intelligentsia de son temps, fort connues pour ses entretiens avec Anna Akhmatova, compagne de deux hommes déportés par le pouvoir stalinien, livre un récit fascinant de sa solitude, de la douleur qu’elle y éprouve intensément, et de l’impérieuse nécessité de « descendre dans les profondeurs ». La Plongée, livre admirable sur bien des plans, ordonne pour sa narratrice — double évident de l’auteur — le vertige de se retrouver, de faire l’expérience de qui l’on est au fond, vraiment.

Vertige de la solitude, de la séparation pour une femme qui va séjourner quelques semaines dans une datcha, près de la frontière finlandaise. Là des écrivains, des journalistes, des traducteurs, se retrouvent, au milieu d’un paysage enneigé, seuls et ensemble à la fois. Dans le vrai monde, La Russie soviétique peine à se relever de la guerre, les purges reprennent, le pouvoir stalinien est encore absolu. On est au-dehors de ce monde, provisoirement, et pourtant sa réalité y pèse terriblement, par des effets de rétroaction impitoyables qui viennent éprouver les consciences. Le mari de la narratrice a été arrêté, accusé de cosmopolitisme, et elle ne se pardonne pas de ne pas savoir ce qui lui est arrivé, de n’avoir rien pu faire, d’être tout simplement démunie. Elle va rencontrer durant ce séjour des êtres qui lui renvoient cette expérience détournée, la mettent en face d’elle-même. Tout le reste dans une espèce de non-dit pesant. Durant cette période, elle débute la rédaction d’un étrange récit, mi-confession autobiographique mi-méditation esthétique. « Ce n’était pas un récit cohérent, mais comme des taches qui erraient dans sa mémoire, perçaient à la surface et faisaient aussitôt une entaille dans ma propre mémoire », écrit-elle. Il s’y entremêle les éclats de cette mémoire vive et les déambulations qu’elle fait dans la nature glacée, les conversations qu’elle y tient, les poèmes qu’elle récite et commente, les pensées qui animent son esprit.

La Plongée est un récit hybride qui dit le soi le plus nu et le collectif le plus impalpable. C’est un être qui fouille sa conscience, jusqu’à vaciller, et les voix qu’elle trouve dans le monde qui est le sien. C’est le roman d’une reconnaissance. L’écrivain s’y retrouve elle-même, s’y découvre, s’y expose. Elle plonge en elle-même, fouille les recoins les plus obscurs de sa psyché et découvre dans ce mouvement d’approfondissement une « fraternité », une communion dans la langue poétique avec d’autres qu’elle-même. Ce roman fascine dans ce mouvement de réduction analytique et d’agrandissement confraternel. Comme si l’écrivain utilisait deux focales contradictoires. Pourtant, le sentiment individuel n’est jamais nombriliste, il s’élargit à des questions fondamentales sur la langue russe, la poésie, la valeur de la lecture. Ici, la poésie n’est rien d’autre que l’ultime résistance. La narratrice conserve dans ce livre, encore, une parole propre.

Partout la nature, le paysage, la réalité du monde russe l’assaille. C’est dans la relation qu’elle instaure entre l’espace naturel, la beauté des choses immobiles et immuables — le gel sur une branche, les bouleaux blanchis, l’épaisseur de la neige, le bruit de l’eau dans la nuit sous la glace, les lueurs d’un incendie… — et la création d’un langage, sur la causalité de la réalité physique du monde sur la production de pensée et de langage que se loge la force du récit de Tchoukovskaïa. « Tous les mots avaient poussé sur cette terre et, imprégnés de l’air d’ici, s’étiraient vers le ciel, comme ces bouleaux », écrit-elle. Elle dit aussi : « Le poète est en avance sur nous. Il est suscité par cette forêt, cette langue, ce peuple, et envoyé loin dans l’avenir, si loin qu’il disparaît aux yeux de ceux qui l’ont envoyé. Et notre Mission, à nous qui savons lire, est d’essayer, dans la mesure de nos forces, de le comprendre. » La parole provient de la réalité concrète et il faut explorer leur relation. Mimétiquement, la réalité de son monde, le poids de son passé, de la honte qui la dévore, la politique, proviennent de cette réalité concrète, de la relation qui s’instaure entre elle et l’écriture. Et ce glissement qu’il faut éclaircir réaffirme l’importance de la provenance, non pas comme stricte réalité, mais comme la nécessité de plonger en soi-même, c’est-à-dire d’éprouver cette relation sublime et trouver la liberté. [...]

Hugo Pradelle
n° 25