Indications - n°392 - Les grands livres ne meurent pas

 Indications - n°392 - Les grands livres ne meurent pas
01 avril 2012

Les grands livres ne meurent pas

Rares sont les éditeurs qui envers et contre tout font le choix de ne publier que de la grande littérature. Le Bruit du temps est de ceux-là. Après seulement trois ans d'existence, cette maison d'édition peut déjà se targuer d'offrir aux lecteurs les plus exigeants un catalogue pointu où résonnent des noms prestigieux. Retour sur cette aventure littéraire avec son fondateur Antoine Jaccottet.

Parcours

Antoine Jaccottet : J'ai toujours travaillé dans l'édition. J'avais fait des études de lettres sans jamais vouloir enseigner. Après mon diplôme, je me suis donc tourné vers la traduction de textes anglais vers le français. J'ai ensuite travaillé, pour la maison Laffont, à la mise à jour d'un dictionnaire de la littérature. Cela m'a permis de rencontrer des spécialistes de toutes les littératures du monde. J'ai consacré quatre ans à ce projet et puis j'ai repris mon travail de traducteur jusqu'au moment où je suis entré comme éditeur assistant chez Gallimard. Pour eux, et pendant quinze ans, j'ai participé à la collection « Quarto ». Celle-ci rassemble des recueils et des œuvres complètes d'auteurs incontournables de la littérature (anciens et contemporains, français et étrangers). Je prenais part au choix des textes et des auteurs à éditer. Mais, entre autres pour des raisons économiques, la collection s'orientait de plus en plus vers des ouvrages plus grand public, et j'ai perdu un peu d'intérêt pour le projet. Au même moment, j'avais en ma possession une somme d'argent que j'ai décidé de consacrer à la création d'une collection littéraire pointue. J'ai soumis mon idée à Gallimard, mais ils n'étaient pas emballés. On était en 2008, j'ai décidé de tenter ma chance et de créer ma propre maison d'édition, Le Bruit du temps, avec l'une de mes collègues de Gallimard. Pendant six mois, nous avons élaboré notre maquette, réfléchi à la conception de nos ouvrages et à notre orientation. En mars 2009, nos deux premières publications sortaient en librairie.

Sa ligne éditoriale

De prime abord, notre ligne éditoriale peut paraître assez diverse ou confuse, mais ce qui rassemble nos publications, c'est finalement le goût de la traduction ou plutôt le goût des bonnes traductions. Nous publions à la fois des traductions anciennes que nous rééditons et, en même temps, nous commandons de nouvelles traductions d'œuvres si les précédentes ne nous donnent pas satisfaction. Les deux premiers titres que nous avons publiés sont de ce point de vue-là assez emblématiques. Il s'agit d'un chef-d'œuvre du XIXe siècle, L'Anneau et le Livre de Robert Browning, un incroyable roman en vers. Il avait été traduit une première fois pendant la guerre et publié chez Gallimard avant de sombrer dans l'oubli. Nous en avons donc proposé une version bilingue. Pour moi, les très grands livres ne meurent pas et c'est à l'éditeur de les faire revivre. En même temps, nous avions publié un autre titre : Le Timbre égyptien d'Ossip Mandelstam qui est considéré en 2012 comme l'un des plus grands, si ce n'est le plus grand poète russe du XXe siècle. Il s'agit d'une traduction ancienne parue dans une revue à la fin des années 1920. Nous souhaitions par cette publication rendre aussi hommage aux revues et à leur travail souterrain dans la découverte des grands talents littéraires. La traduction n'avait pas pris une ride, nous l'avons publiée en l'état. Et puis, ce premier titre correspondait parfaitement au nom de la maison d'édition, Le Bruit du temps, qui est inspiré d'un texte de Mandelstam. Nous publions également des auteurs vivants, mais nous avons la volonté de créer des liens entre nos livres. J'ai publié des poèmes qui sont des passerelles entre les auteurs classiques et nos auteurs contemporains. Ceux-ci rédigent des préfaces par exemple, pour accompagner les traductions d'ouvrages plus classiques. C'est comme cela que nous formons une constellation d'auteurs sous l'égide de la même maison d'édition.

La traduction

Je parle moi-même l'anglais et un peu d'italien. Alors comment fait-on pour garantir des traductions de qualité lorsqu'on ne pratique pas soi-même la langue d'origine ? Nous faisons confiance à des amis de qualité. Nous commandons de nouvelles traductions et puis nous effectuons un travail de relecture sur le texte français. Lorsqu'on connaît la langue, c'est plus facile, on retourne directement au texte. Mais dans le cas contraire, nous travaillons par comparaison. On retravaille la qualité du français (ses niveaux de langue notamment) et l'on compare notre nouvelle traduction avec d'anciennes.

Le choix des textes

Nous n'avons développé aucune thématique précise. Nous travaillons plutôt avec une certaine idée de ce qui nous paraît être de la grande littérature : une œuvre qui va au-delà de la langue et qui vaut par ses qualités intrinsèques. Nous ne sommes pas spécialisés dans le domaine de la poésie, mais la poésie occupe une grande place dans notre catalogue. La poésie telle que nous la comprenons, c'est-à-dire « l'art des mots poussé au plus haut ». D'ailleurs, elle ne doit pas être comprise dans son sens restrictif, la poésie peut très bien se donner à lire dans la prose. Nous avons publié Les Ambassadeurs d'Henry James, un texte en prose, mais qui est empreint de poésie.

Le temps de publication d'un livre

C'est très variable. Comme nous sommes une petite maison, nous n'avons pas peur de nous lancer dans la publication d'énormes ouvrages pour nous distinguer. Nous avons ainsi édité les Œuvres complètes d'Isaac Babel qui dépassaient les 1200 pages. La traductrice a travaillé trois ans sur ce projet. Le livre a été publié en novembre dernier et ce fut l'une de mes premières commandes. Je dirais donc qu'un projet peut nous prendre entre quelques mois et deux ans et demi de travail. De manière générale, nous tenons à éditer nos livres le plus soigneusement possible. À l'ère du numérique, c'est de cette manière que nous voulons nous distinguer.

L'édition numérique

Le numérique, je l'utilise tous les jours. J'aime beaucoup ces nouvelles technologies, mais je ne me suis pas encore lancé dans l'édition numérique. Vu qu'on publie énormément d'éditions de textes issus du domaine public et qu'ils sont mis gratuitement à la disposition des internautes, nous devons pour survivre noàus démarquer par des livres qui sont agréables au toucher, dont la couverture est attrayante. Je ne suis pas bibliophile, mais nous tentons d'offrir des livres qui ne sont pas des objets de consommation. Plus tard, peut-être, je passerai à l'e-book…

Les difficultés du métier

Le côté matériel, bien évidemment. On commence un livre avec un petit pécule qui s'épuise au fur et à mesure et lorsque le livre est paru, il faut qu'il puisse financer la maison d'édition. Cela nous oblige à faire un travail avec la presse. Cela fait partie du métier d'éditeur de soutenir ses livres, mais quand un livre n'a pas d'échos, c'est très triste et l'on en est désolé. Pourtant, il faut continuer. Quand on sort une nouveauté, il faut tenir compte de l'actualité, des éventuels relais, des expositions qui pourraient mettre ou remettre notre catalogue à l'honneur. Il faut trouver des angles d'attaque.

Des livres qu'il n'a pu éditer

Oh, il y a sans doute des dizaines de livres que j'aurais voulu mais n'ai pas pu éditer, mais celui qui me frustre peut-être le plus est le roman oublié, Daniel Deronda, de George Eliot, romancière britannique du XIXe siècle. Au moment où j'ai voulu l'éditer, j'ai appris que Gallimard était déjà sur le coup. Je pense aussi à l'œuvre complète de Mandelstam, mais je n'ai pas encore trouvé le traducteur. Cela reste un de mes grands chantiers.

                                                                                                                                          Propos recueillis par Stéphanie Michaux