La Gruyère - Au bon temps des poètes, par Eric Bulliard

 La Gruyère - Au bon temps des poètes, par Eric Bulliard
30 novembre 2017

Au bon temps des poètes

A partir de la figure de l’éditeur Henry-Louis Mermod (1891-1962), le Français Amaury Nauroy a tracé le portrait d’une «tribu de poètes et d’artistes » de Suisse romande. Il en a tiré un élégant premier livre, Rondes de nuit.

 

Etonnant comme les Suisses connaissent mal leur histoire, leurs artistes, leurs écrivains. Si nous ne nous y intéressons pas, qui va le faire? Un Français, peut-être, comme Amaury Nauroy qui, avec cet étrange et séduisant premier livre, baguenaude dans notre récente histoire littéraire pour dresser de saisissants portraits.

Etrange, parce que ce Rondes de nuit se joue des genres. C’est un essai, mais pas seulement. C’est un récit personnel et une suite de proses libres et soignées. Une vraie oeuvre littéraire, en tout cas, riche de réflexions et d’anecdotes éclairantes sur le monde des lettres romandes. Avec, au centre, l’éditeur Henry-Louis Mermod (1891-1962), «ce Gaston Gallimard helvétique».

Pour Amaury Nauroy, né en 1982 à Vernon (Eure), tout commence un soir d’orage, en janvier 2005. Cet ancien étudiant en lettres (qui travaille aujourd’hui aux Editions Gallimard et Zoé) se rend à Lausanne, où l’on fête Philippe Jaccottet. Il se retrouve «soufflé» par la «sobre dignité» du poète, qui a perdu sa sœur quelques jours auparavant. Ses mots sur la lumière, ses encouragements à «nous arc-bouter, quoi qu’il advienne, sur le feu de quelques joies» n’en prennent que plus de force.

Ce soir-là, Philippe Jaccottet émet le souhait de voir une rue de Lausanne porter le nom de Henry-Louis Mermod. Amaury Nauroy se met alors à enquêter sur ce capitaine d’industrie, devenu éditeur par admiration pour Ramuz, avant de se muer en «mécène au service des écrivains ». Ses recherches poussent le jeune Français à trouver «la plus juste manière de restituer l’existence, en vérité le pouls d’une tribu de poètes et d’artistes». A l’image de la fillette dans le tableau de Rembrandt qui donne son titre au livre, Rondes de nuit part de cette «illumination première», de ce «désarroi incandescent». Durant plusieurs années, Nauroy lit, recueille des témoignages, visite les lieux. En particulier La Fantaisie, à Lausanne, cette demeure cossue de Mermod, devenue foyer culturel et amical, où les auteurs d’ici croisaient Claudel ou Colette. Tout un monde artistique et raffiné reprend vie au fil des pages. C’est que l’éditeur et collectionneur d’art a le goût des belles choses. «Dans ces années, écrit Amaury Nauroy, le livre le plus courant était un objet extrêmement laid: les papiers choisis étaient grisâtres, les couvertures tristes, le brochage déliquescent. On allait au meilleur marché, sans tirages de luxe ni beau papier. Mermod s’en agaçait. Son oeil voulait lier la densité d’un texte à la beauté plastique d’un objet.»

Malgré quelques ratés, Henry-Louis Mermod fait preuve d’un flair admirable. Outre Ramuz, il publie Gustave Roud, Pierre-Louis Matthey, Charles-Albert Cingria, puis les jeunes Maurice Chappaz, Philippe Jaccottet, Jacques Chessex… Des artistes comme René Auberjonois ou Gérard de Palézieux contribuent à réaliser les ouvrages dont il rêve: «Moi, je fais un livre parce que j’ai envie de l’avoir sur ma table de chevet.»

Amaury Nauroy se balade avec aisance dans ce monde littéraire romand, vaudois essentiellement. A partir de la figure centrale de Mermod, il rayonne dans différentes directions, consacre un touchant chapitre au fils de l’éditeur (Pipo), rend de régulières visites à sa petite-fille Catherine. On le suit dans une curieuse escapade en compagnie de Chessex, dans le Haut-Jorat, ce «profond terreau d’écriture». Ils parlent de Gustave Roud, assis devant son ancienne ferme, à Carrouge. Philippe Jaccottet trouve aussi une place de choix dans la deuxième partie du livre. Devenu un familier de Grignan et de ses habitants, Amaury Nauroy raconte des goûters chez le poète, dans une atmosphère «inhabituelle, désuète, un peu rustique et fabuleuse». Il montre un Jaccottet plein d’humour et de fantaisie et dresse un admirable portrait d’un voisin, le peintre Jean-Claude Hesselbarth.

Dans ces Rondes de nuit (dont la première partie est parue en 2008 dans la revue Tra-jectoires, créée par Nauroy), le lecteur croise encore le poète Pierre Oster («une Académie à lui tout seul»), le peintre Claude Garache ou encore le libraire Roger-Jean Ségalat. «Mémoire coulissière» de la vie intellectuelle romande, il a été foudroyé par le drame qui a tant fait couler d’encre, le meurtre de son épouse, dont fut accusé son fils. Ce livre est né de ce projet:  «Ecrire de tout petits portraits où je cherche à replacer les poètes parmi  nous», note Amaury Nauroy. Il le fait avec une forme de nostalgie, soulignant que plusieurs figures évoquées ici (Chessex, Chappaz, Palézieux…) ont, depuis, disparu: «Un monde que j’ai touché du doigt est en train de sombrer.»

Ces «petits portraits», il les trace d’une plume aussi fine qu’impitoyable. Chessex, par exemple, dans son manteau «qui était presque un caparaçon de cuir noir», apparaît comme «une vieille tortue précautionneuse ». Avec «dans la voix un magnétisme spécial quand il convoquait la mémoire de sa vie littéraire», l’auteur de L’ogre lâchait des «torrents de feu»: «A chaque phrase, la Suisse tumultueuse qu’il racontait me sautait au visage, comme un dieu-chat.»

Ce livre inclassable parvient ainsi à combiner histoire littéraire et style. Il est à l’évidence l’oeuvre d’un écrivain, qui ne craint pas d’utiliser le mot juste, même s’il peut paraître précieux. On y croise une «innocence surie», une folie «coruscante», un Francis Ponge «rodomont à l’excès», un Garache qui trouve une «ribote de vitalité», un Pierre Oster qui conseille de se méfier des «bizarreries alliciantes de la syntaxe»… Tout n’est pas aussi affecté, mais Amaury Nauroy ne se départ jamais d’une savoureuse élégance. Il ajoute un pur plaisir de lecture à la redécouverte de ces figures littéraires peu et mal connues en France. Et souvent oubliées en Suisse.

par Eric Bulliard