La Liberté - Nicolas de Staël, en quête d’absolu

 La Liberté - Nicolas de Staël, en quête d’absolu
27 septembre 2014

Nicolas de Staël, en quête d’absolu

Correspondance. Peindre était pour lui une expérience intérieure, un corps-à-corps avec la matière et la lumière. Une tension portée à son comble, comme le montrent ses lettres aujourd’hui réunies dans un fort volume.

Selon l’historien d’art André Chastel, lire les lettres de Nicolas de Staël, c’est découvrir l’homme et l’artiste « à l’état pur, sans l’enveloppe de légende admirative ou hostile » qui l’entourait. On connaît les lettres de Vincent Van Gogh à son frère Théo, autoportrait poignant d’un créateur halluciné, décrit par Antonin Artaud comme le « suicidé de la société ». Né en janvier 1914 à Saint-Pétersbourg, d’un père relativement âgé, général et vice-gouverneur de la forteresse Pierre-et-Paul, et d’une mère bien plus jeune et de tempérament artiste, Nicolas de Staël est l’autre grand suicidé de l’histoire de la peinture. 
Lui aussi fut un épistolier assidu, ponctuant les gestes de sa vie de missives à ses proches, ses amis, ses relations dans le monde de l’art. On en connaissait déjà un bon lot, mais le fort volume qui paraît aujourd’hui aux éditions Le Bruit du temps avec un excellent appareil critique de Germain Viatte compte plus de deux cents lettres inédites. De quoi affiner notre approche de la personnalité tourmentée de celui qui incarne au plus haut degré l’explosivité et la fulgurance en art. 
Il est presque impossible de regarder un tableau de l’artiste sans songer à son destin tragique d’amoureux fou se jetant dans le vide, une nuit de mars 1955, du haut d’une maison d’Antibes. Point final de l’amour sans issue qui le liait à Jeanne Polge, son modèle adoré, la muse, lui ayant inspiré ses nus les plus délicats et bouleversants. Grand, le visage émacié, le regard pénétrant, Staël ressemblait un peu à l’albatros du poème de Baudelaire. À la fois servi et desservi par son physique, puissant et un peu gauche, beau et vulnérable, voué à l’exaltation et au combat intérieur.

Des vagues d'inquiétude

La correspondance, dont on peut prendre aujourd’hui toute la mesure, souligne à l’envi le profil exacerbé du personnage, son romantisme échevelé. Comme lorsque, sur le bateau qui le mène en 1953 à New York, pour son premier grand adoubement sur la scène internationale, il pense au peintre anglais Turner « qui se faisait attacher au mât de misaine pendant la tempête pour voir et garder la vision de tous ces déchaînements d’écume ». L’art comme sismographe des tremblements de l’être, c’est le credo de Staël, passé de l’abstraction à un figuratif épuré ayant gardé la dynamique tendue de ses aplats géométriques. 
Quand il peint Jeanne couchée, livrée à toute l’acuité de son regard, c’est pour donner à tant de nudité l’éclat multiple des ocres, des tons orange et des mauves les plus ensorcelants. Quand il saisit un ciel à Honfleur ou les panoramas saturés de soleil d’Agrigente, c’est pour faire irradier la lumière de la toile elle-même. D’un côté, à coups d’aplats larges ou serrés, il célèbre les épousailles de la mer et du ciel. De l’autre, il suggère la splendeur, mais aussi l’écrasement du paysage par la chaleur de l’été. Mais, au-delà de la magnificence, de la pureté des couleurs, exaltées par « un certain émail de la pâte », sourdent des vagues d’inquiétude. 
La beauté chez Staël, irrésistible, contagieuse, n’est pas aussi sereine qu’elle le semble. Derrière la splendeur gît l’angoisse, l’atroce solitude. Au-delà des pics d’exaltation menace le vertige devant la réalité d’un monde qui se dérobe. Paradoxe de Nicolas de Staël. D’un côte, on voit le père aimant, l’époux attentionné (la stoïque Françoise). De l’autre, on sent l’artiste épris d’idéal et d’absolu, brûlant de passion pour Jeanne, la muse sublime qui irrigue sa veine créatrice, mais dont l’amour, si violent et réciproque soit-il, demeure compliqué. Frappe l’imprégnation de la solitude dans la série d’Agrigente. Rocs, murailles, pierres captives de leur masse paraissent inaccessibles. Miroir troublant d’un monde vide et angoissant à l’image des horizons nets, verts, orange ou noirs qui surplombent l’ensemble.

Une passion dévorante

La correspondance montre les doutes, les contradictions qui hantent l’artiste. Sa ferveur aussi, ses élans, ses espoirs renaissants qui se brisent sur les écueils mesquins de la vie. On traverse toutes les étapes de son parcours d’exilé de 1917, de jeune orphelin, adopté avec ses deux sœurs par Emmanuel Fricero et sa femme, lui industriel d’origine russe vivant à Bruxelles, elle rompue à l’accueil d’enfants malmenés par la guerre. Études classiques, vocation artistique précoce, stimulée par des voyages en France et en Espagne, la découverte du Louvre, du Prado, de Tolède ou de l’art roman catalan. Vaches maigres dans les années 30 et lente émergence de l’artiste abandonnant la figuration pour la liberté de l’abstraction avant de s’épanouir dans une originale synthèse de ces deux voies. La lecture des lettres de l’artiste est le livre ouvert des étapes clés d’une vie placée sous le signe d’une passion dévorante pour l’art et l’amour. 
Staël sait tenir une plume, rapide, incisive. Il écrit comme il pleint pour obéir à un besoin irrépressible, par impétuosité, nostalgie d’un paradis perdu. Celui qu’il croyait avoir retrouvé au coeur battant de ses passions amoureuses avant qu’elles ne se heurtent à la médiocrité courante. Au point que peindre ne suffira bientôt plus pour aimer la vie, se libérer du noeud d’inquiétudes auxquelles la peinture offrait l’exutoire le plus sûr.

En encadré : les lettres à Jeanne Polge

Rencontrée en juillet 1953 en Provence, où Staël a loué une ancienne magnanerie avec sa femme Françoise, Jeanne Polge avait été un temps la muse du poète René Char, très proche ami du peintre. Louée pour sa beauté, la jeune femme était mariée, avait des enfants. Entre le peintre et celle qui acceptera de poser pour lui, c’est le coup de foudre. « Quelle fille, la terre en tremble d’émoi, quelle cadence dans l’ordre souverain », s’ecrie-t-il. Le mois suivant, quand il décide de descendre en camionnette jusqu’en Sicile, l’artiste emmène avec lui sa femme, ses enfants et Jeanne, plus une amie peintre qui parle italien. Salut l’ambiance ! Sous l’empire de sa passion naissante, Staël trouve un élan créateur renouvelé, couvrant ses carnets de dessins et d’esquisses, à l’origine de la série d’Agrigente. Puis c’est le déferlement des nus, portés à incandescence par la passion partagée des amants. Jusqu’à ce que l’élue s’effraie de tant de véhémence et décide, quoique follement éprise, de revenir à son mari et à ses enfants. Déchiré, l’artiste se suicide quelques mois plus tard. Reste une liasse de lettres brûlantes et ces mots de René Char, saluant l’œuvre du peintre: « Elle est très belle souvent, frappée du marteau des lueurs. Cette royauté fracassée s’y laisse apercevoir. »

                                                                                               Alain Favarger