La Liberté - Redonner une innocence au langage

 La Liberté - Redonner une innocence au langage
29 octobre 2011

Redonner une innocence au langage

Zbigniew Herbert. Figure majeure de la poésie polonaise de l'après-guerre, l'écrivain est ressuscité dans une belle édition pleine de ferveur et de sensualité. Une vraie découverte.

Né à Lvov en 1924 dans la partie orientale de la Pologne, annexée en 1945 par l'URSS, Zbigniew Herbert est un illustre inconnu pour la plupart des lecteurs francophones. Pourtant l'écrivain a passé plusieurs années d'exil en France, où quelques volumes isolés de son œuvre sont sortis. Or le poète, qui avait fait ses débuts en 1956 dans la Pologne du dégel avec son recueil phare, Corde de lumière, était plus apprécié de ses pairs à l'étranger, tels les nobélisés Joseph Brodsky ou Seamus Heaney, qu'au pays de Francis Ponge.

C'est dire l'intérêt que représente l'entreprise, lancée par les éditions Le Bruit du temps, de publier en version bilingue les œuvres poétiques complètes de Zbigniew Herbert (le premier volume vient de paraître sur les trois prévus), couplées pour l'occasion à son sublime essai posthume sur l'Antiquité gréco-romaine, Le Labyrinthe au bord de la mer. Le destin de Zbigniew Herbert, comme celui de ses contemporains, est inséparable des tourments de l'histoire polonaise. Issu de la classe moyenne, il jouit d'une enfance heureuse, mais assez vite tombent les voiles funestes des malheurs privés et collectifs. L'expérience cruelle d'abord de la mort de son jeune frère. Puis l'invasion russe de 1939, au lendemain du pacte germano-soviétique, suivie de l'occupation allemande. Le tout dans les ténèbres de la peur, le ballet macabre des déportations et exécutions qui accompagnent le triomphe des démons. Un des oncles de l'adolescent est ainsi du nombre des officiers polonais abattus à Katyn.

Exil en Occident

Après la guerre, installé avec les siens à Gdansk, le jeune homme tâte du droit, de la philosophie, pratique divers petits métiers. Avant d'entamer sa carrière littéraire en 1956 à l'heure du premier grand bouillonnement politique de la Pologne secouant le joug communiste. Après le premier livre, d'autres suivent jusqu'à une mise à l'index en 1975. Le poète, qui vivait déjà depuis 1973 en Occident, s'y fixe et publie sur les presses de l'émigration et de l'opposition clandestine. Jusqu'en 1992, Herbert passe le plus clair de sa vie à l'étranger, excepté un bref retour au pays en 1981, cette autre année d'effervescence, au temps de Solidarnosc, puis de la répression orchestrée par le général Jaruzelski. La chute du communisme en 1989 fait revenir le poète en Pologne, dont il suivra en témoin engagé l'évolution avant de décéder à Varsovie en 1998, victime d'une longue maladie pulmonaire.

L'amour sous les bombes

La poésie de Zbigniew Herbert, dont on découvre aujourd'hui dans un fort volume Corde de lumière, ainsi que deux autres recueils, Hermès, le chien et l'étoile, suive d'Étude de l'objet, frappe par sa limpidité. Loin de toute froideur et excès de cérébralité. À l'image de « Deux gouttes », le poème inaugural de Corde de lumière. Le poète y évoque une scène qu'il a surprise, adolescent, en courant vers un abri lors d'un bombardement. Malgré le déluge de feu tombant du ciel, deux amoureux continuent de s'embrasser, indifférents aux flammes, « les bras autour du cou comme bouquets de rose ».

Toute la force du texte jaillit de ce contraste violent et incongru, l'homme se disant peut-être que les lèvres et la chevelure de son amoureuse servaient de refuge, sinon de talisman, à l'horreur de la situation. « Quand cela tourna mal / ils se jetèrent dans les yeux de l'autre / et les fermèrent fort ». Tous deux comme deux gouttes d'eau pure défiant le déchaînement de l'Apocalypse.

La mythologie, la Bible, l'Histoire imprègnent en permanence la poésie de Herbert. Non dans le but d'éblouir le lecteur ou de lui en imposer , mais par amour de l'humanisme. Désir de faire miroiter les images d'un monde à l'échelle de l'homme déchiré d'aujourd'hui, en quête de valeurs et de compréhension.

Une poésie qui respire

Cela donne parfois de très beaux textes comme « Le sacrifice d'Iphigénie », emblématique de la cruauté humaine passée, présente, à venir. Ou cet autre poème sur les illusions d'Icare, ou encore cette petite balade du soldat et de la jeune fille, laissant éclater toute l'absurdité de la guerre. Ailleurs le poète joue sur la fantaisie débridée, ludique, comme dans l'histoire de l'éléphant amoureux d'un colibri ou celle des poissons insomniaques au désespoir muet, malgré « les sequins de leurs écailles ».

Lire Herbert, c'est se laisser aller au rythme d'une langue souple, ardente, qui refuse l'abstraction pour mieux dévoiler le mystère de ses beautés insolites. Une poésie qui fait respirer l'homme et la nature, la magie bafouée de la vie, la sensualité salvatrice. Celle-ci souvent suggérée comme dans un rêve par les blasons de la féminité. À l'image de la poitrine bombée de la petite vendeuse de figues ou de tel regard pénétrant, capté dans la rue comme un feu secret ou la lame aiguisée de tous les fantasmes.

Si bien que l'offrande que nous fait Zbigniew Herbert au-delà du temps, des épreuves de l'Histoire et du destin souvent chaotique des humains, ce n'est peut-être rien d'autre que l'innocence retrouvée de la langue, quand elle touche le cœur.

                                                                                               Alain Favarger