La Nouvelle Quinzaine littéraire - André du Bouchet : comment dire la peinture, par Daniel Bergez

 La Nouvelle Quinzaine littéraire - André du Bouchet : comment dire la peinture, par Daniel Bergez
01 septembre 2018

André du Bouchet : comment dire la peinture

 

Le poète André du Bouchet, proche de René Char.fut comme lui ami des peintres et plus que lui sollicité par le travail de critique d’art : sa poésie est « nouée à la peinture », comme l’affirme dès l’initiale l’ouvrage que les éditions Le Bruit du temps viennent de lui consacrer, comportant à la fois des textes publiés mais non repris en recueil par l’auteur et des ébauches, notes et tentatives de tous ordres qui n’ont jamais été publiées. L’atelier du poète se met ainsi en abyme dans celui du peintre.

 

     Aux États-Unis, où il dut s’exiler en 1940 avec sa famille en raison des lois antijuives, André du Bouchet, y poursuivant sa scolarité, se prend de passion pour la peinture : il s’émerveille de voir les Poussin, Van Gogh, Degas, Gauguin ... , qu’il peut contempler dans les musées et les collections privées, autant qu’il lui est loisible de consulter dans la bibliothèque de Harvard des gravures et des écrits sur l’art, qui nourriront ses futures réflexions personnelles. Elles porteront surtout sur des artistes vivants, qu’il put connaître et admirer, tels Joan Miro, Pierre Tal Coat, André Masson, Alberto Giacometti, Nicolas de Staël.

     C’est précisément avec les peintres qui lui sont contemporains que Du Bouchet tentera, le plus radicalement, de trouver une langue qui ne soit pas une transposition stylistique de la peinture, ni un analogon, ni bien sûr une description analytique, mais qui devienne la langue même de la peinture, confondue avec le geste artistique, langue devenue matière dans laquelle s’imprime le travail du peintre autant que l’émotion qui se dégage de l’œuvre. Du Bouchet a lu les Salons de Diderot, dont il parle avec une gourmandise suspicieuse : « Il est l’enfant gâté d’une jeunesse éternelle. [ ... ].pour Diderot, les tableaux sont des fenêtres et même des portes qu’il suffit d’entrebâiller pour surprendre une conversation ou se glisser dans le paysage. » Pour Du Bouchet à l’inverse, la poésie et la peinture de son temps « se passent des intervalles vacants, des chevilles de l’espace, du mot "comme". Et nous faisons corps avec elles. »

     Ce corps à corps tente de faire l’économie du fossé entre dire et voir pour trouver une « langue peinture ». Un tel enjeu ne peut que s’alimenter de son propre échec, en relançant toujours le même défi : « Blanc comme si tout ce qui est à venir devait naître de la lacune. » D’où, dans les manuscrits non publiés du vivant de l’auteur, les reprises incessantes, trouées par le blanc du papier, à la recherche d’un dire qui s’effacerait comme processus de langage pour être de la peinture dans la langue. La conscience de l’échec à venir est le moteur de cette écriture, dont la pulsion s’alimente de sa propre insuffisance. Le préfacier de cette édition, Thomas Augais, présente avec raison la démarche de Du Bouchet comme « une marche sans chemin tracé, mais toujours à reprendre, dans l’inarticulé qui emporte autant qu’il s’emporte ». C’est sans doute l’une des raisons majeures pour lesquelles Giacometti inspira à ce point Du Bouchet, qui lui consacra ses meilleurs textes : Du Bouchet percevait, comme par un effet de miroir, dans cette œuvre à la fois la démesure d’une ambition et sa fragilité irréductible.

     C’est précisément à propos de Giacometti que Du Bouchet s’approche le plus de la possibilité d’une « langue peinture ». Ainsi dans cette variation sur les dessins de l’artiste : « Ce trait unique - la décision dans le trait qui l’emporte et qui, dans la répétition même, donne au dessin de Giacometti ce caractère impératif, abrupt, catégorique, volatile, émerge finalement de cet agrégat de traits repris, multipliés, d’ajouts, de retours, - non repentirs - d’où la figure - il faut dire "définitive" - d’où son côté rayonnant et mortuaire - émerge comme ces représentations d’un cocon - d’une gloire de traits - de cette mandorle qui dans la peinture les nimbe d’un limon gris. Le lit du repentir, l’aire de l’ajourne­ment, de cette décision incessamment différée ou remise en cause[ ... ]. »

     Tous ces textes offrent un miroir de la création poétique de Du Bouchet, qu’ils explicitent dans une large mesure (de même que Baudelaire n’exprime jamais mieux son esthétique poétique que lorsqu’il parle d’art plastique). Dans la vision du tableau comme dans l’écriture de la peinture et la création du poème, le travail de Du Bouchet porte sur l’espace, ses limites, les points de rupture, les « blancs » qui marquent autant un vide incomblable que la chance d’un nouvel élan conquérant.

Il l’écrit à propos de Tal Coat : « Ce qui est plein peut devenir vide, le vide devenir plein. » Même la peinture de Jean Hélion, dans sa massivité, accuse ce vide : « Il n’y a pas de peinture qui ait si brutalement affronté la carence de son univers et ce hiatus en lui-même et au-dehors. » La peinture, comme la poésie, est un art de signes qui permettent au rien de « fleurir » dans une « rupture toujours fraîche ». C’est un monde en formation que le poète et critique tente de saisir, dans une situation où deviennent réversibles les rapports du sujet et de l’objet.

     Dans toutes ces pages, c’est une haute exigence morale autant qu’esthétique de l’art, se souvenant de Mallarmé et de Reverdy, qui se fait source nourricière de la réflexion. Évoquant la « crise du visage humain » dans la peinture contemporaine et réfutant la conception de Matisse, à qui s’imposerait « la nécessité de jeter un voile pudique sur les souffrances inesthé­tiques », Du Bouchet perçoit chez Géricault l’  « identification d’une lutte intérieure avec une violence objective », soit la prise en charge par le travail créateur de toute la brutalité du monde. Ce sont ces traces que Du Bouchet perçoit dans les tableaux de Masson, où « perce un filet de sang comme un germe de désordre ». De même chez Delacroix, qui, au lieu de sacrifier la « complexité de l’être humain », est « le seul peintre qui ait su la définir et la sauve­garder en tenant pleinement compte des conditions actuelles de notre existence ». À l’image d’un Delacroix « passionné­ment amoureux de la passion », selon l’expression de Baudelaire, ses dessins sont « sinueux et vibrants [ ... ], touche ondoyante où ce qui cède répond à ce qui saille, où les convexités épousent ardemment les concavités » - comme dans La Lutte de Jacob avec l’Ange, dont Du Bouchet donne un remarquable commentaire. Quant à Giacometti, il est l’artiste toujours affronté au vide et à la finitude, à l’alté­rité irréductible où « la mort donne cette frontalité totale - produit même cette fron­talité totale - mais sans droite ni gauche ».

     Tant de gravité rend d’autant plus pré­cieuses les pages irradiées d’une lumière édénique, où l’émotion picturale se confond avec la redécouverte d’une origine inaltérée du monde. Les toiles de Tal Coat semblent faire revenir à une sorte d’état adamique, où « le peintre nous invite à une sorte de communion vitale dont nous commencions à perdre jusqu’au souvenir ». Ce peintre, dit excellemment le critique, « enferme un morceau d’univers dans une carafe en verre » ; et le texte peut alors se faire pure jouissance de la peinture, sans concession aux facilités de l’esthétisme : « Le tout est lavé de blancs, plâtré de réserves neigeuses, éclaboussé par endroits de grains de sable qu’un remous de couleur a ramené là, formant un sédiment aux contours avant de retomber en une mince écume. » Seuls peut­-être Diderot et Huysmans, avant Du Bouchet, avaient ainsi pu confondre la description du tableau avec le récit d’un monde en devenir, où chaque élément pictural fait événement ; de même dans l’évocation merveilleuse des tableaux de Miro, où s’entrelacent « ces combinaisons de plumes de fumée et de poussière de topaze, d’émeraude et de bleu­ vert, ces trébuchements couleur aubergine, ces vapeurs phosphorescentes effleurées par des ailes de colombes [ ... ] ».

par Daniel Bergez