La Nouvelle Quinzaine Littéraire - Avec les dissidents chinois

 La Nouvelle Quinzaine Littéraire - Avec les dissidents chinois
01 octobre 2014

Avec les dissidents chinois

L’amitié, l’importance de l’amitié et de son bon usage sert à ce livre — construit à partir d’une mosaïque d’impressions de voyage et de fragments documentés — bien plus que de fil conducteur, c’est sa véritable raison d’être. Il s’ouvre en effet sur un paradoxal entretien post mortem avec Claude Lefort, et s’achève sur une scène émouvante où l’auteur évoque sobrement la fin du philosophe qui, dans les années étouffantes de notre jeunesse commune (1950-1970), où le pseudo-marxisme stalinien abrutissait l’intelligentsia française, ouvrit pour quelques-uns un sas vers la liberté de penser. 
Castoriadis, Lefort, Morin, Socialisme ou barbarie, Esprit : ces gens et ces lieux permettaient la « conversation » sans préjugés, la discussion socratique, chères à Pierre Pachet. Ils donnaient ou redonnaient à la politique de ce temps-là, bétonnée par les idéologies mortifères, sa vraie fonction grecque originelle : aider des êtres conscients à imaginer comment pourrait se gérer une cité harmonieuse dans le respect de lois démocratiquement votées par ses citoyens.

Nous avons toujours besoin de cette liberté ou de cette libération aujourd’hui, où deux constats s’imposent à la réflexion. D’abord, force est d’avouer que la démocratie, inventée ici en Occident et nulle part ailleurs, d’abord par Athènes au Ve siècle avant J.-C. (mais limitée alors à moins d’un dixième de la population), puis réinventée et élargie par les révolutions des XVIIIe et XIXe siècles, malgré ses dévoiements successifs dans des colonialismes divers, constitue l’unique rempart qui ait existé et subsiste encore contre tous les totalitarismes passés, présents et futurs. En second lieu, la démocratie présente une certaine contagiosité — à preuve les débuts des révolutions arabes, l’évidente tendance des dissidents qui tentent de s’exprimer à l’intérieur des états restés totalitaires à se réclamer de ses valeurs — mais sera-t-elle l’avenir inéluctable de l’humanité ? Rien n’est moins sûr.

Ainsi commence, me semble-t-il, L'Âme bridée : sur une formidable interrogation, et une terrible inquiétude. Nous vivons à l’époque du tout économique et du tout financier. Ne comptent plus, dans les analyses des journaux sérieux, que finances, croissance, profit, parts de marché, et la guerre, qui n’a certes pas abandonné ses vieilles recettes mais les perfectionne constamment, s’opère néanmoins de plus en plus par des conquêtes matérielles apparemment pacifiques. Or la démocratie, notre titre de gloire à nous, les Occidentaux, est-elle destinée à accompagner naturellement l’expansion économique ? Tout en s’accommodant fort bien des dictatures, avec lesquelles nouer des liens d’affaires est souvent de tout repos, le capitalisme a pu feindre de le croire, et le feint toujours en commerçant avec l’Arabie Saoudite, le Qatar, le Kazakhstan… la liste serait longue et, bien entendu, la Chine, nouveau modèle de développement pour les décérébrés occidentaux.

Mais la Chine est-elle « condamnée » à la démocratie pour assurer vraiment le « bol de riz en fer » fallacieusement promis par Mao à son immense population ? En montant en puissance, va-t-elle passer insensiblement de l’organisation actuelle (du « complot », suggère ce livre, je préférerais de la mafia), un totalitarisme limité et conforté à la fois par l’appât du gain, à un fédéralisme à l’américaine, à des élections libres, à ce bonheur (relatif) de vivre, tel que nous le connaissons ici, chez nous, c’est-à-dire non seulement dans l’Occident proprement dit (la vieille Europe augmentée des ex-démocraties dites abusivement populaires et les États-Unis) mais aussi dans cet extrême-Occident qu’est le Japon ?

Telle est la raison pour laquelle Pierre Pachet se passionne depuis peu pour la Chine, s’y rend, se documente sur elle, sans être sinologue pour autant ni parler la langue, ce qui limite évidemment ses moyens d’investigation (il reconnaît fréquemment ses carences avec la plus grande honnêteté), mais ne bride en rien le libre exercice de son intelligence qui est, ici comme dans ses autres livres, assez aiguë pour aller débusquer la vérité ou elle se cache. Lui qui s’est occupé une partie de sa vie de l’Europe de l’Est, qui a suivi avec crainte et tremblement, mais explosion de joie subséquente, les étapes, absolument problématiques ne l’oublions pas, de l’émancipation des pays baltes et de la Roumanie, dont ses parents étaient originaires, puis des autres « satellites » contraints et forcés de la défunte URSS que cherche à reconstituer aujourd’hui l’inénarrable Poutine, ce Staline-mouche, il est en quelque sorte normal qu’il prenne en charge le sort de pays restés sous la chape.

D’ailleurs, comment se désintéresser de ceux, peu nombreux, qui s’efforcent de faire advenir la démocratie en terre hostile, quand on a été, comme Pierre Pachet et moi, marqué à vie par la Shoah, lui pour des raisons familiales, et moi, non juif sauf de coeur, par la fréquentation, dès l’enfance, d’un frère d’élection qui fut un « enfant caché » ?

Qu’est-ce qu’il fait en Chine, ce bourru qui est en même temps un indécrottable ami des hommes ? II vaque, dépourvu totalement — c’est heureux — du pitoyable mépris que le pourtant prolo Segalen éprouvait à l’égard du peuple et qui, s’il n’épargne pas Stèles, recueil d’admiration à l’égard de l’empereur de Chine, me rend illisibles les textes en prose où les Chinois du commun, courts sur pattes et hideux, apparaissent, vus par lui, comme des hordes de singes.

II vaque comme Michaux, s’intéressant à tout et à tous. Les monuments l’attirent moins que les êtres. II note néanmoins que la rage de destruction engendrée par les jeux Olympiques — cette plaie qui avait failli défigurer Tôkyô en 1964, mais quel est le visage authentique de Tôkyô, la ville la plus baroque, la plus vivante, la plus fascinante de l’univers ? — a presque réussi à raser le vieux Pékin, celui de Simon Leys, et que cela est significatif d’une absence de tout scrupule chez les membres de la mafia invisible qui règne sur la Chine.

Michaux a tiré des civilisations traversées une vision ironique de poète, intuitive et roborative, étonnamment juste souvent — comment voir l’Inde sans son « barbare » ? Au fond, il ne s’embarrasse guère de documents et n’a besoin que de Lao-Tseu pour la Chine. Mais la politique le préoccupe médiocrement, alors que c’est tout l’enjeu du livre disparate et passionnant de Pierre Pachet : comment faire servir une manière d’enquête de terrain, handicapée par une absence de langue commune mais corroborée ou infirmée par l’étude minutieuse de centaines de documents disponibles, en français ou en anglais, sur le net (en dépit du contrôle drastique exercé par les « organes » chinois), à la mise en lumière du système politique qui ligote un immense pays ?

Comment surtout anticiper un éventuel retournement de situation, disons une révolution indispensable et, cette fois, démocratique, qui épargnerait aux Chinois de nouvelles souffrances effroyables, par exemple les dizaines de millions de morts dus aux folies maoïstes successives approuvées par les maos français et aujourd’hui encore traitées avec compréhension par un néostalinien aussi borné qu’Alain Badiou, mais aussi une trop longue stagnation dans l’immobilisme actuel, plus difficile sans doute à ébranler que le stalinisme dans la mesure où la conversion capitaliste du régime lui assure l’appui de quelques millions de profiteurs ?

Sur ce plan, on peut rassurer Pierre Pachet, qui semble parfois douter fortement de l’utilité de son livre. Le fait qu’un non-sinologue, doublé d’un vrai écrivain et d’un ami des hommes réellement empathique à leur égard, vienne apporter, sur la place publique, sa caution à des intellectuels persécutés, des internautes courageux, une petite foule de dissidents réduits souvent à l’usage du samizdat, possède une valeur positive, pour le moment non mesurable, mais indéniable.

Pourtant, c’est peut-être à des Occidentaux moins engagés que lui dans une lutte spécifique que ce livre peut apporter le plus. On a envie d’en discuter chacune des articulations cruciales. Par exemple, d’être bruyamment en accord avec lui quand il érige la colère en instrument principal de la révolte démocratique (Michaux dit quelque part que l’interjection « merde ! » est trop grossière pour que sa propre politesse ne lui fasse pas scrupule de l’employer trop souvent, mais qu’elle demeure irremplaçable) ; j’ajouterai, et Pierre Pachet me contredira sans doute sur ce point, que la colère doit légitimement s’exercer contre toute forme de pouvoir, à quelque niveau qu’il prétende s’imposer sans justification, car le totalitarisme ou pouvoir absolu n’est que la somme de micro-pouvoirs déchaînés quotidiennement contre ceux qu’ils ne savent pas dire merde avec une fréquence suffisante, disons toutes les minutes en vie démocratique ordinaire.

On voudrait aussi ajouter (car le livre semble parfois supposer le contraire) que, si les croyances individuelles en une transcendance quelconque sont respectables, les croyances agglutinées en religions, surtout monothéistes c’est-à-dire intolérantes par définition, sont tout uniment exécrables, que le pire pouvoir est celui des dogmes, qui aujourd’hui sont redevenus, sur notre petite planète, les ennemis publics numéro un, que la pulsion démocratique est inséparable de l’« Écr. l’inf. » (« Écrasons l’infâme ») voltairien, plus que jamais d’actualité, et que, si la Chine va avoir du mal à échapper au joug néocommuniste, c’est peut-être aussi parce que sa culture ancestrale trop vantée avait érigé les féroces empereurs qui se sont succédé sur son trône en « Fils du Ciel », absurdité criminogène, abus de pouvoir spirituel autant que temporel qui bride une fune plus sûrement qu’aucune chiourme et justifie par avance tous les Mao encore dans l’œuf.

                                                                                             Maurice Mourier