La Quinzaine Littéraire - n°1070 - Une parole sans alliage

 La Quinzaine Littéraire - n°1070 - Une parole sans alliage
16 octobre 2012

Une parole sans alliage 

Sans cesse questionnant, et jamais sans fièvre (elle brûle en lui comme une lumière), il sonde l'homme souterrain (Dostoïevski, Nietzsche) et l'homme de l'abîme (Pascal). Et Chestov revient toujours à la même interrogation, plutôt une invite pressante : que perdrons-nous à renoncer à la raison ?

Question plus nette, plus catégorique dans La Nuit de Gethsémani (Paris, 1923) que dans Dostoïevski et Nietzsche, la philosophie de la tragédie(Saint-Pétersbourg, 1903), l'une de ses premières œuvres où les lignes de force de Chestov se mettent en place. Mais elles sont bien là. Dostoïevski et Nietzsche, pour Chestov, sont les hommes du souterrain, Pascal est celui de l'abîme. Tous trois, entraînés par « une force fatale », ont quitté l'existence ordinaire et sa morale ordinaire pour la « morale de la tragédie ». Si la voix souterraine, pour les hommes, n'est pas la plus commune et la plus permise, elle est à coup sûr et paradoxalement, sous un certain angle, la mieux entendue. La plus bruyante et la plus impérative (« connais ou meurs ! »). Elle doit nous réveiller. Les obstacles en amplifient l'écho.

Sur le chemin de l'inconnu, il n'y a rien de naturel qui ne soit interrogé et remis en cause ; rien de ce qui contient, tel un flacon son parfum, le bien et la justice, qui ne soit examiné et brisé par Chestov. C'est une voie de dépossession qu'il s'applique à déceler et vérifier pour sa gouverne chez d'autres (comme Dostoïevski, au retour du bagne, avec son renoncement aux idées humanitaires) : « … nos intérêts, en somme, ne sont plus en jeu où commence la tragédie ». Quelle tragédie au juste ? Il y a d'emblée un problème d'identification, d'identité, de clarté (« N'importe quelle peine est acceptable dans la clarté », écrit Simone Weil), mais la tragédie est précisément où il n'y a plus de clarté ni d'échappatoire : elle n'est pas acceptable comme n'importe quelle peine et il faut l'accepter et la garder, fût-ce dans son opacité. On peut ensevelir un désespéré, on ne peut pas ensevelir son désespoir. Qu'en faire ? Questionner la philosophie ? Ce pourrait en effet commencer à creuser une réponse. Chestov en tout cas nous invite à un autre rapport à la philosophie, non pas tant de connaissance positive et rationnelle que d'inconnaissance active. La philosophie est d'abord mouvement. Aspirer à la vérité, c'est en premier lieu ne pas savoir ce que nous voulons mais nous LE voulons. Et nous allons. « Il est un domaine de l'esprit humain où jamais encore on n'a pénétré en volontaire : les hommes n’y entrent qu'à leur corps défendant. Et c’est précisément le domaine de la tragédie. » Il y a tragédie parce qu'il y a précisément ce corps obstinément défendant. De quoi avons-nous peur ? Que voulons-nous défendre ?

Chestov passe son temps à tout bousculer et renverse les choses. Une instabilité permanente devient la vérité de notre situation. Il ne cherche à rien rétablir rationnellement. Surtout pas. Pour lui, nous ne sommes pas des malades qui veulent se refaire mais d'abord des hommes qui cherchent. Il nous prend à témoin qu'il n'y a pas de remède ni quoi que ce soit à enseigner mais tout à vivre : il revient à la philosophie de porter la richesse de la vie. Et ce qui unit les hommes, c'est « l'identité de leur expérience interne » : voilà le lieu où il faut gémir et danser, voilà les pierres coupantes et les fleurs rares. Il y a chez Chestov comme le désir de voir et de suivre, sans jamais en perdre le fil, la vie intérieure dans l'histoire des hommes et des idées, la vie de la pensée, telle qu'elle est avec ses eaux printanières, ses embâcles, ses bouillonnements, ses tourbillons, ses boucles, ses courbes et ses courses de détours et retours. Il y a toujours du vivant dans ses mots, et Chestov va de l'avant. Il accroche, il éperonne. Qu'est-ce qu'une idée en profondeur sur le terrain mouvant d'un homme, soumis à des courants cachés ? D'abord une manière de difformité. « Toute vérité nouvelle, découverte pour la première fois, paraît aussi laide, aussi pénible à voir qu'un nouveau-né. » Philosophie de la difformité : ce sont les traits mêmes d'une philosophie, encore inconnue, de l'espoir. Un espoir non pas baigné d'humanitarisme mais d'épreuve et de désespoir, une élévation à partir du seul fond d'écrasement, à partir du niveau du « dernier homme », de l'homme souterrain. Le chemin de la vérité pour Chestov est d'abord un abandon de tous les ornements humanitaires, religieux, intellectuels ou autres. De tous habits et tenues et postures et positions de l'entendement. À cet égard, les œuvres de Pascal, Gogol. Dostoïevski, Nietzsche et bien d'autres ne sont pas tant de papier et de mots que de braises brûlantes, comme jetées et répandues dans un nouveau firmament au-dessus des hommes. Cela vient de la vie profonde et vivifie la pensée. C'est ainsi que la vie change la philosophie.

Quels abîmes peut cacher une vie intellectuelle en apparence égale et autant que faire se peut tranquille ? Il n'y a pas que ces frémissements, ces secousses, ces ondes d'un tourment que Chestov capte et retient auprès de Dostoïevski, de Nietzsche, de Pascal… Ils sont aussi les miroirs, les échos de sa propre inquiétude. On sent comme une tragédie intime à l'origine de la pensée de Chestov, de même substance que les tragédies qu'il explore. Ce qu'est l'accident de cette tragédie, il ne nous appartient pas de le connaître mais simplement de reconnaître qu'elle est là et nourrit tout l'homme. Une vie s'éploie à partir d'une fracture morale. L’arbre intellectuel, l'arbre de la connaissance s'embrase avec Chestov en arbre de vie. D'une offense naît toujours la conviction. Sa nature est tout autre que celle de la foi dogmatique ou de la raison. Là où le doute devient source de vérité et libération, leurs règnes ont pris fin. Ainsi Chestov met son lecteur en porte-à-faux avec soi-même, dans une situation existentielle périlleuse. Il connaît la force des mots. Il l'essaie dans La Philosophie de la tragédie, il l'exerce pleinement avec La Nuit de Gethsémani. Mais il n'emploie pas le langage du raisonnement, il ne tente pas de le rattraper comme fait Tolstoï dans ses œuvres de pédagogie morale : « le seul exemple d'un homme de génie s'efforçant par tous les moyens de se mettre au niveau de la médiocrité, de devenir soi-même un médiocre. Naturellement, cela ne lui réussit pas ». La seule pédagogie que cherche à mettre en œuvre Tolstoï, c'est au fond de pouvoir lutter contre son propre désespoir, et elle reste à usage interne. Dostoïevski, lui, explore le désespoir. Chestov fait de l'angoisse une philosophie du défi. L’expérience apprend que tout ce qui protège du mal en fait tombe, et seuls semblent rester le mal et notre impuissance. À partir de là, « il faut vivre, et vivre longtemps encore ». La philosophie de la tragédie, dans l'esprit de Chestov, est une philosophie de la fracture. Quand tout est perdu, quand le sol de la raison se dérobe et le sol moral se révèle une mince poussière que le moindre vent emporte, quand il y a impossibilité de retourner en arrière (vers Kant par exemple) où plus rien n'attend (Kant n'ayant jamais attendu que l'heure de sa promenade quotidienne, mais l'heure et le maître sont passés), « une chose est certaine, c'est qu'il y a là une réalité nouvelle, inouïe, tenue cachée jusqu'ici ». On découvre la vérité dans l'épreuve et l'épreuve extrême. On écoute alors « attentivement et impartialement l'homme cruel, l'homme souterrain » : Gogol, Dostoïevski, Nietzsche…

Des idées qui disposent, organisent et jugent, on passe, grâce à Chestov, à la vie qui les accuse. L’idée est une construction à mettre à bas. Cela commence par le Jugement dernier sur nos propres idées, où tout leur édifice est jeté à terre. Pas seulement les idées, mais les sentiments, les attachements, la beauté, etc. « Nos plus basses impulsions peuvent revêtir les formes les plus belles, les plus attrayantes, quand elles veulent établir leur domination sur notre âme. » Chestov traque le mensonge jusque dans la poésie des choses et des gens, liée à l'humanitarisme ; ici Dostoïevski est pour lui un exemple : « les horreurs de la vie sont moins épouvantables que les idées imaginées par la raison et par la conscience morale ». Comme si, descendant au plus bas, on recevait le vertige du souffle des hauteurs. Des hauteurs liées non pas à une ascension difficultueuse, somme toute continue, mais à une chute sans fin. « Notre pauvre pensée euclidienne » s'y perd. Et Chestov de rappeler : « Les hommes n'ont jamais vécu et ne vivent pas d'après les livres » ; mais ils sont bien obligés de vivre d'après la vie. Elle déjoue tout ce qu'on joue.

Ce qui retient, ce n'est pas tant les idées de Chestov sur Dostoïevski, Nietzsche ou quelque autre écrivain ou philosophe, que sa façon de procéder, sa façon d'être, de vivre : ses coups de main, ses coups de gueule et ses coups de chien. Comme s'il cherchait avec rage, voulait forcer un passage, franchir quelque obstacle moins extérieur qu'intérieur ; plutôt que devant lui, enfoncé solidement en lui-même, dans le tissu de sa vie. Dans ses reins et ses os. Ce qui retient, ce n'est pas l'homme intellectuel mais son accent vital. L’intonation de la phrase est ici la résonance d'un être : « Mais chose étrange, quand l'homme est sous la menace d’un péril inévitable, quand les derniers espoirs le quittent, il se libère de tous les pénibles devoirs que lui imposent ses rapports avec ses proches, avec l'humanité, l'avenir de la civilisation, le progrès, etc., et il se trouve alors devant une question extrêmement simple, celle de sa propre personnalité, infime et solitaire. » Chestov n'expose pas de doctrine philosophique, il s'expose, il se heurte et se brise délibérément, dénudé, « aux murailles de l'éternité ». Il est toujours dans l'urgence. Il a faim et soif de vie. La vérité lui est à charge. Et ce paradoxe qu'il souligne : nous pouvons lire et reconnaître notre expérience dans les livres, mais nous ne pouvons lire notre expérience au cœur brûlant de celle-ci. Alors : « Comment agir vis-à-vis de la vie ? »

D'abord l'extraire de la domination, de l'emprise des idées et de l'intellect. Et la rendre à sa vérité. À sa vie. Y a-t-il des outils, des procédés de recherche de la vérité, autres que ceux de la raison ? Comment vérifier leur valeur ? La réponse de Chestov est dans son écriture même : un mécanisme d'incessante contradiction, une mise en cause et en accusation de la richesse de la pensée rationnelle et de ses buts : le Bien et le Beau. « Mais on ne dépose devant l'autel que des dons précieux ; et une existence brisée et douloureuse n'est pas du goût du Bien. » Et quel don plus précieux pour Chestov que celui d'une existence brisée ? Pour quels yeux d'ailleurs est-ce un brisement ? Gogol brûlant la fin des Âmes mortes, Dostoïevski partant pour le bagne, Nietzsche rejoignant une folie qu'il appelait de ses vœux. Ajoutons Simone Weil se laissant mourir de consomption. La pauvre raison ne peut en être qu'étonnée et pantoise. Et se taire et se retirer dans son trou de souris rongeuse.

La lecture de Chestov est un vertige. D'un mouvement qui refuse à tout crin de fléchir ressortent les lignes de sa pensée. Voir un homme écarter des siècles de spéculation, commencer à tracer sa propre route, chercher, tâter de rares points d'appui, gagner un temps de trop rares abris qu'il faut vite quitter parce qu'ils cachent des chausse-trappes et des feintes (Tolstoï), c'est tout de même quelque chose. Ça n'est pas rien. Chestov s'avance à travers d'autres pour affirmer son droit à penser de sa propre façon. Il ne cherche pas le rivage et le repos, mais l'océan sans fin et ses soulèvements de houles. Sa pensée n'est pas linéaire, elle est tempétueuse, orageuse et convulsive. Elle taille dans le vif. Tout bouge, parce qu'il s'acharne à tout faire bouger. Elle est crépusculaire et participe des deux crépuscules : celui du matin de l'humanité (les prophètes) et celui d'un soir que l'homme semble vouloir hâter. Chestov ne cherche pas à comprendre rationnellement mais à éviter les écueils d'une telle compréhension. Il ne démontre pas : il montre, et n'a souci que de continuer sa route, laissant paysages arrangés et décors. Voit-il devant lui le champ bien tracé ou le beau bâtiment « d'éternelle structure » d'une pensée égale, il préfère s'enfoncer dans « une sylve obscure ». Sa pensée, toujours en action et en lutte, est toujours à dénouer les nœuds séculaires et les liens de la raison. Elle est invraisemblable autant qu'irraisonnable : c'est sa force de vérité. C'est l'exigence et la force de la vie. « Ce n'est pas l'homme qui poursuit la vérité, c'est la vérité, au contraire, qui poursuit l’homme. » Que ce soit le prophète ou l'homme moderne. Mais Chestov réunit les deux. Point de fraude sur ses lèvres, et sa parole est sans alliage. Car tout son travail consiste à dégager et révéler, enfoui sous des siècles d'esprit rationnel et discursif, l'argent natif d'une autre pensée et d'un autre langage. Tous dormaient. Chestov veillait.

                                                                                             Christian Mouze