La Quinzaine Littéraire - n°1077 - Une mise en scène de l'Histoire : le lent retour de Peter Handke

 La Quinzaine Littéraire - n°1077 - Une mise en scène de l'Histoire : le lent retour de Peter Handke
01 2013

Une mise en scène de l'Histoire : le lent retour de Peter Handke 

On se souvient que Peter Handke a eu des mots et des démarches contestables et contestées durant les guerres qui ont ravagé l’ex-Yougoslavie, jusqu’au procès, puis aux obsèques de Slobodan Milosevic. Ses prises de position à contre-courant de l’opinion majoritaire ont provoqué, notamment en France, des scandales retentissants… Ce qui est dit reste dit. Mais en publiant Toujours la tempête en 2010, Peter Handke revient sur son terrain, celui de la littérature, pour dépasser ce qui fut une autre « tempête », médiatique celle-là, et recentrer son regard d’écrivain sur le petit pays auquel il se sent attaché par sa mère : la Carinthie autrichienne, où une minorité de langue slovène vit aux frontières de l’actuelle Slovénie.

Le texte a donc bien un ancrage historique, politique, actuel, mais le projet de Peter Handke le situe ailleurs, il le transpose aux confins du mythe et de la réalité. Le choix qu'il fait de la fiction constitue un projet ambitieux, foisonnant, qui englobe jusqu’aux références chrétiennes – discrètement revendiquées par la mise en exergue d’une citation de Georges Bemanos : « Amère ironie de prétendre persuader et convaincre, alors que ma certitude profonde est que la part du monde encore susceptible de rachat n’appartient qu’aux enfants, aux héros et aux martyrs. » Mais il essaie de résister à toute intention trop démonstrative, et quand un message est sur le point d’être délivré, il est transmis par un messager qui ne peut s’empêcher de bredouiller, de s’embrouiller, de bégayer… Ces certitudes qui se dérobent, ces doutes, cette incapacité du langage à exprimer le sens, n’est-ce pas justement le gage de l’authenticité, l’essence même de la démarche artistique ?

Cent soixante pages découpées en cinq parties ou séquences auxquelles Peter Handke ne donne pas de titre, et qu’il se contente de numéroter de un à cinq : c’est ainsi que se présente ce livre. Cinq chapitres, cinq actes, cinq tableaux ? Les personnages parlent, sans vraiment dialoguer, et pourtant tout indique que le texte est conçu pour être joué : la présentation « classique » faite dans les premières pages, la manière dont l’action est conduite, l’abondance de remarques et de détails visuels qui constituent autant d’indications scéniques… Et le fait est que la pièce a été montée en Autriche (au festival de Salzbourg en 2011, avec reprise au Burgtheater de Vienne, mise en scène de Dimiter Gotscheff, puis à la Neue Bühne de Villach, mise en scène de Bernd Liepold-Mosser). Plus proche, comme le suggère le titre, du drame shakespearien que de la tragédie, qui est d’ailleurs expressément récusée dans le corps du texte : « Notre peuple se nomme souvent, bien trop souvent, peuple de souffrance ? Oui, mais la souffiunce, et la douleur, elles n’ont rien de tragique ! » Et voilà que l’interrogation sur la forme nous conduit au cœur même du sujet de Peter Handke.

La scène, c’est une lande, ou une steppe, avec un banc, n’importe où, n’importe quand, semblant flotter hors du temps et de l’espace. Un pommier aussi, « chargé d’environ 99 pommes » – vestige dérisoire du jardin d’Éden ? Matérialisation d’un arbre généalogique ? C’est dans cet embryon de paysage, qui semble droit sorti d’un rêve, que le narrateur, simplement désigné comme « Moi » parmi les autres personnages, voit surgir un à un ses ancêtres, mère, oncles et tante, aussi jeunes, ou même plus jeunes que lui en ce moment, alors qu’il a à peu près l’âge de son grand-père : tous figurent une parcelle de l’histoire de ce petit pays coincé à l’extrémité sud-est de l’Autriche. Et tous paraissent en noir et blanc, comme dans les vieux films, comme dans nos souvenirs parfois, et tous sont beaux, « comme ne le sont justement que les gens en noir et blanc ». Mais, en même temps, ce cadre à la fois précis et imprécis est comme une invitation à dépasser le cas de la Carinthie.

Les forces magiques qui opèrent dans ce rêve plus ou moins éveillé font apparaître ou disparaître les protagonistes, sans qu’on sache toujours très bien si c’est le narrateur qui les a convoqués ou s’ils se sont imposés à lui. On ne sait d’où ils viennent, ni où ils vont lorsqu’ils quittent la scène. Le temps se contracte ou se dilate, le passé semble se répéter indéfiniment dans un présent qui n’augure d’aucun futur, comme un vent de tempête qui ne cesserait jamais. Le narrateur est celui qui sait, puisque du simple fait de la chronologie il est au courant de la suite, de ce qui s’est passé quand les autres ont quitté l’histoire. Il est aussi dans une situation ambiguë : son père est non seulement absent, mais il vient du côté adverse, c’est un Allemand du « Grand Reich », et l’enfant est donc l’objet d’une double défiance, même si c’est un « enfant de l’amour ». On l’aime et on le hait tout à la fois, on voit en lui le coucou qui menace le nid, « le retardataire », « le dernier d’entre nous », « le sans-père, qui cherche compensation, appui et lumière chez [ses] ancêtres » (la fiction se nourrit ici à l’évidence de la biographie de Peter Handke). L’absence du père suscite ironiquement d’autres références : dans les dernières pages, le manque de filiation paternelle, et donc la pure innocence d’une nouvelle origine, pourrait donner au texte une coloration mythique, quasi wagnérienne, et offrir une perspective, peut-être même une issue au drame : mais l’évocation de Parsifal (le « Chevalier des Chevaliers »), et même de l’Enfant Jésus, se heurte au rire sarcastique du grand-père, et renvoie d’office toute velléité d’héroïsation à l’ironie brutale d’une réalité dérisoire ! Alors peut s’ouvrir le grand final en partie chanté, bouffon, douloureux, humain.

La longue histoire de la Slovénie est celle d’un peuple qui est passé d’un maître à l’autre, depuis l’empire de Charlemagne jusqu’à la proclamation de son indépendance en juin 1991. Mais tous les Slovènes ne vivent pas en Slovénie, ceux de Carinthie sont rattachés à l’Autriche et ils constituent, comme d’autres peuples du monde actuel, une minorité souvent active… Nous voyons ici les slovénophones brimés par le Troisième Reich, empêchés de pratiquer leur langue. Les hommes sont mobilisés d’office dans la Wehrmacht pour la guerre où deux des oncles du narrateur laissent leur vie. On voit le troisième, Gregor, déserter et rejoindre les partisans. Sa sœur Ursula l’a précédé, et tous deux pour passer enfin « du bon côté de l’Histoire » changent de nom, devenant pour l’une « Snezena, la Neigeuse », et pour l’autre « Jonathan », nom qui en hébreu signifie « Dieu a donné », mais qui évoque aussi une des variétés de pommes que Gregor, « le Vivant, l’Éveillé » cultive dans son verger : changer de camp, ou plutôt rejoindre celui qu’on considère comme le sien, c’est quitter l’identité germanique pour l’identité slave, mais c’est aussi, de manière plus vaste, s’intégrer à la résistance européenne contre le nazisme. Et cela signifie maintenant pour Gregor, jeune homme borgne au caractère doux, passionné de pommes dont il connaît toutes les variétés, quitter une affectation relativement tranquille dans l’armée allemande, loin du front, pour une position plus dangereuse où il faut accepter le risque de « tuer pour ne pas être tué ».

Les personnages de Handke nous rappellent que c’est ce combat, cette résistance à la domination allemande sur l’Autriche, qui fut « la condition nécessaire pour qu’on reconnût l’indépendance autrichienne après la guerre ». La résistance armée fut d’abord, selon Handke, le fait de la minorité slovène, rejointe par un certain nombre de germanophones, et c’est en Carinthie qu’eurent lieu « les seules batailles livrées à l’intérieur des frontières du Reich millénaire contre celui-ci ». Les chefs se recrutaient au sein du peuple, très peu parmi les classes dirigeantes, car, remarque ironiquement Handke, « nos érudits se réservent pour des temps méilleurs »… Cependant, loin de se trouver récompensée, la minorité slovène n’obtint pas grand-chose des nouvelles autorités d’occupation, une fois dissipée l’euphorie de mai 1945.

Tels sont les faits que Peter Handke veut évoquer, toujours soucieux de ne pas jouer les donneurs de leçons, se gardant – même si on sent que le sujet le touche de près – de sacrifier l’économie générale de la pièce à l’exposé d’une thèse. Dès que le risque de pontifier se fait jour, il esquive : « À tant vouloir être clair, j’ai la langue qui s’est empâtée au fil du temps. Une fatigue m’a envahi et j’ai glissé du banc posé au milieu du Jaunfeld, au pied du pommier. » Et c’est ainsi que dans la dernière partie de la pièce, le narrateur reste lové au creux des racines de l’arbre, à la manière d’un nouveau-né, jusqu’à ce que le grand-père, qui a perdu trois enfants sur quatre, se précipite furieux sur le pommier, l’arrache et le « balance n’importe où ». La stylisation du réel, la transposition au plan artistique d’une histoire encore douloureuse constituent un exercice périlleux. Handke construit pour ainsi dire sur des décombres encore fumants, et si l’ensemble fonctionne, c’est grâce à la magie toute shakespearienne à laquelle il a choisi de recourir. Certains personnages vont jusqu’à parler de plusieurs voix, à assumer des identités différentes, comme si les rôles étaient interchangeables. Comme dans les récitatifs d’un oratorio, comme dans un opéra, eux qui sont sortis du temps et de l’espace disent des événements bien réels situés dans la Carinthie du XXe siècle. Ne s’agit-il pas justement de leur donner une portée universelle ? De dépasser les affrontements connus pour mettre en scène un débat plus général sur la langue et la culture, sur l’identité d’un peuple et celle d’une nation ? Que sont nos « racines » par rapport à celles des arbres ? Le pommier dans les racines duquel le narrateur avait trouvé refuge finit déraciné par le grand-père. Le verger de Gregor-Jonathan est détruit pour qu’on puisse y garer des blindés… C’est donc d’abord – et peut-être seulement – en parlant sa langue qu’on trouve son territoire, et aussi sa liberté. Une langue qu’on comprend « seulement quand elle exprime ce qu’on peut voir, entendre et sentir », et qu’on ne comprend pas « sitôt qu’elle devient plus générale ». Une langue qui suscite une littérature, une littérature pour la paix, mais aussi une littérature de combat, car « il est un temps pour pleurer et se laisser attendrir par de beaux vers, et il est un temps pour se durcir et se rallier à une cause, en vertu d'une langue qui hausse le ton ».

L’Histoire ne s’arrête pas, le temps passe comme passe la bourrasque, sans relâche, et lorsque le narrateur essaie d’enfiler le veston de son oncle Benjamin, celui-ci se désagrège… Destruction, confusion. Le temps se moque des hommes qui l’habitent, il brouille la généalogie : c’est le narrateur qui semble engendrer ses aînés (« Vous tous, mes ancêtres, vous êtes enfants de mon amour »), et il finit par se rencontrer lui-même, par se battre avec l’adolescent qu’il a été… Que reste-t-il dans cet imbroglio où tous courent à leur perte, quand les tentatives du « descendant » pour guider les anciens sont irrémédiablement avortées ? Un « dégoût du monde ». Benjamin justement, le frère de Gregor tué en Russie, le disait dès le début : « Pourquoi tout ce dégoût en moi, ce dégoût perpétuel ? Maladie familiale, ou simple maladie personnelle ? » Dégoût qui semble chez lui limité au seul pays natal et s’arrête aux frontières, dégoût du temps et de la manière dont on le décompte, « nostalgie d’un autre temps ». La reprise se fait maintenant en un final grotesque où la « polka du dégoût du monde » remplace les valses du passé, prélude à l’effacement des personnages derrière d’autres qui prennent la place au premier plan, en une succession tout aussi vaine.

                                                                                        Jean-Luc Tiesset