La revue littéraire - n°49 - Virginia Woolf, Flush : une biographie

 La revue littéraire - n°49 - Virginia Woolf, Flush : une biographie
01 octobre 2010

Virginia Woolf, Flush : une biographie

Publiée en 1933 et traduite en français en 1935, cette biographie originale d'un chien est enfin rééditée après avoir été longtemps épuisée. En février 1933, Virginia Woolf est fatiguée d'avoir écrit Les Vagues. Dans une lettre à son amie Lady Ottoline Morrell, elle se dit exténuée, étendue au jardin « pour lire des lettres d'amour des Browning, et la figure de leur chien [l']a fait rire au point où [elle] n'[a] pu résister à l'envie de leur faire une Vie. » C'est ainsi, en lisant la correspondance de la poétesse Elizabeth Barrett et de son futur mari Robert Browning, que l'idée vint à Virginia Woolf d'écrire la biographie romancée de leur épagneul, Flush. Quoique peu connu de nos jours, ce livre – heureuse fusion de faits avérés et de fantaisies – eut un énorme succès lors de sa parution.

Elizabeth Barrett Browning (1806-1861), l'auteur des célèbres Sonnets portugais, dont l'histoire d'amour avec Robert Browning (1812-1889) est l'une des plus belles de la littérature, a presque quarante ans quand elle rencontre son futur mari. Jusqu'alors, elle mène une vie retirée, marquée par la maladie et consacrée à l'écriture. Dès le premier contact épistolier en 1845 – qui révèle l'admiration réciproque – se développe une profonde reconnaissance. Mais ce n'est que le mariage clandestin, voire la fuite en Italie, qui permet aux deux poètes de vivre leur amour en dehors de la société victorienne. Si l'on croit connaître cette histoire, elle se présente différemment dans Flush car, bien que cette « biographie » soit une minutieuse reconstruction de la vie d'Elizabeth Barrett (durant les années les plus sombres, à Londres, et les années de bonheur, en Italie, avec mari, enfant, bonne et chien), la perspective adoptée est celle du chien. On apprend que cet épagneul « aristocrate » connaît si bien sa maîtresse qu'il est aussitôt jaloux de cet intrus qui vient, d'abord régulièrement, puis de plus en plus souvent, rendre visite à la jeune fille. De nombreuses scènes sont perçues à travers le regard de Flush, mais la voix du narrateur est toujours présente, rapportant les pensées et analysant les sentiments de ce « premier animal qui soit jamais devenu un éminent Victorien » et de son entourage. Bien que la maîtresse et le jeune chien – qui lui avait été offert par une amie poétesse – passent leurs journées ensemble, lui couché à ses pieds dans cette chambre d'un appartement de Wimpole Street qu'ils ne quittent pratiquement jamais, cette proximité ne peut empêcher les malentendus. Ainsi, Flush découvre que « l'égalité n'existe pas chez les chiens ; il y a des chiens qui sont des altesses, d'autres sont des roturiers ». Le protagoniste a beau faire partie des chiens « bien nés, des chiens de qualité », il en cherche néanmoins les preuves dans le reflet du miroir : tête lisse, yeux saillants, oui, un fin cocker de Wimpole Street : « À cette époque, Miss Barrett l'observa qui se regardait dans la glace, mais elle se méprit sur ses pensées. Voilà un philosophe, songea-t-elle, qui médite sur la distinction entre apparence et réalité. Non – c'était un aristocrate considérant ses avantages. »

Quelques mois avant cette scène, Flush courait encore insouciant dans les champs avec sa première maîtresse, Miss Mitford, moins fortunée que les Barrett mais tout autant aimée par celui qui deviendra, grâce à la précaution de Virginia Woolf, l'un des chiens les plus célèbres de la littérature anglaise. Alors que tous les épagneuls sont naturellement enclins à la sympathie, Flush aurait fait preuve d'une sensibilité excessive aux émotions humaines. La description d'une promenade rapporte le plaisir des deux : « Miss Mitford, aspirant enfin la fraîcheur de l'air, laissait avec joie le vent soulever, emmêler sa chevelure blanche, rougir encore un teint déjà vif, et peu à peu, de son front vaste, effacer les dernières rides : ce spectacle excitait Flush à des gambades dont la violence extravagante était faite à moitié de sympathie pour le plaisir d'une chère maîtresse. » L'odeur de la terre, les herbes longues, la variété des parfums et des instincts se verront bientôt enfouis dans la mémoire – pour ne se réveiller qu'à la fin de sa vie, quand Flush se promènera librement à Florence – puisqu'il devient bientôt le « cadeau tout trouvé » pour « la plus célèbre poétesse d'Angleterre, la brillante, la fatale, l'adorée Elizabeth Barrett », vivant enfermée dans sa chambre. Une fois arrivé dans cet univers inconnu, les premiers moments ne sont pas simples : « Rien ici n'était soi ; tout était autre chose. Même le store de la fenêtre n'était pas un simple store de mousseline, mais une étoffe peinte qui représentait un château (…). Pour ajouter à cette confusion, quelques miroirs faussaient encore un monde déjà faux, et faisait paraître, au lieu de cinq, les dix bustes de dix poètes et quatre tables au lieu de deux. Le comble fut, pour Flush terrifié, d'apercevoir soudain, yeux brillants, langue frétillante, un autre chien qui le regardait, à demi tourné, par une brèche dans le mur. Flush, stupéfié, s'arrêta. Flush, empli de crainte, avança. » Individu aux multiples facettes, cet anti-héros sera aussi dandy, coureur de jupons, démocrate, mais surtout un compagnon fidèle tout au long de sa vie.

Ce récit permet à Virginia Woolf de brosser un tableau parodique de la société victorienne. Tout en parlant de la société des chiens, elle raille les coutumes et les mœurs humaines. Le contraste donné par la liberté, l'indépendance et le bonheur qu'offre l'Italie, une fois que le couple a fui l'Angleterre, est révélateur, de même que le début du livre, où l'on apprend la grande réputation des épagneuls, leur « place au côté des rois », l'importance de la généalogie canine, enfin les « lois du Spaniel Club » définissant ce qui, chez un membre de cette race, « est vice et ce qui est vertu ». Aucun ordre de ce genre lorsqu'on se tourne du chien vers le maître : « Quel chaos, quelle confusion s'étalent à nos yeux ! Nul club ne possède, sur la progéniture de l'homme, pareil droit de juridiction. (…) nous ne pouvons que secouer la tête et admettre que les juges du Spaniel Club jugent mieux. » Parodie critique de la société, la « biographie » de Flus est aussi une réflexion sur le statut de la femme, qui dépasse de loin le cadre de la vie du protagoniste et de sa maîtresse. Enfin, la fascination de Virginia Woolf pour le rapport passionné existant entre chien et être humain, voire l'intérêt pour la psychologie de cet animal, n'est pas une exception. On pense notamment à Maître et Chien (1919) de Thomas Mann. Et, en 1930, Rudyard Kipling publie ses Paroles de chien tandis que Stefan Zweig réfléchit, vers la fin des années 1930, à la jalousie d'un chien gâté dans sa nouvelle Un soupçon légitime. On notera par ailleurs que ces trois livres ont été réédité récemment, ce qui prouve que l'intérêt pour le chien, notre prochain, est tout aussi vif qu'au début du dernier siècle. Très apprécié à sa sortie, Flush est ensuite, au moins pour les lecteurs français, tombé dans l'oubli. On saluera donc les éditions Le Bruit du temps qui rééditent ce petit chef-d'œuvre, et cela dans une publication soignée. Ce faisant, elles complètent leur constellation de parutions autour du couple Browning, et donnent à lire un texte plein d'humour, une réflexion sur la figure de la femme en général et celle de la femme écrivain en particulier. Du même auteur et chez le même éditeur vient en outre de paraître Le temps passe, en édition bilingue. Cette première version de la deuxième partie de Vers le phare, très différente du texte publié et établi spécialement par Virginia Woolf pour l'édition française en 1927, est ainsi, tout comme Flush, enfin disponible pour le lectorat français.

                                                                                                              Ariane Lüthi