Le blog de l'École des lettres - Ossip Mandelstam, un poète contre

 Le blog de l'École des lettres - Ossip Mandelstam, un poète contre
12 mars 2012

Ossip Mandelstam, un poète contre

En 1981, lors du repas qui suivit l’enterrement de Nadejda, veuve d’Ossip, chacun se leva pour dire un poème de Mandelstam. À l’époque, les œuvres du poète mort dans le Goulag n’existaient que très partiellement en URSS, et circulaient plutôt en samizdat. La puissance de la poésie à laquelle Ossip Mandelstam avait consacré sa vie s’exprimait là, à travers d’anonymes admirateurs qui bravaient la férule de quelques momies au pouvoir.

Le pouvoir, et en particulier celui de Staline, a eu raison de Mandelstam. Mis au ban de la société pendant près de dix ans, poursuivi, exilé puis persécuté, il a fini ses jours près de Vladivostok, dans une baraque dévolue aux « contre-révolutionnaires ». Sa maladie de cœur, le froid et l’épidémie de typhus qui dévastaient le camp, ont mis fin à une existence devenue de plus en plus difficile. Mais des témoins racontent que même au camp, Mandelstam disait des poèmes de Dante à ses compagnons, des « droit commun ».

Poète envers et contre tout

Poète donc, toujours, envers et contre tout. La biographie que lui consacre Ralph Dutli, son traducteur vers l’allemand est la somme de vingt ans de travail, uniquement bâtie sur l’œuvre, sur le témoignage de Nadejda et quelques souvenirs de contemporains comme Ehrenbourg et Pasternak. Mais l’essentiel repose sur la connaissance intime que Dutli a des textes en prose et des poèmes. Chaque chapitre s’articule autour des écrits de Mandelstam cités par le biographe. Cela commence avec l’enfance et la jeunesse évoqués dans Le Bruit du temps, et se poursuit avec les divers recueils qui ponctuent l’existence d’Ossip, jusque ses Cahiers de Voronej, derniers textes qu’on a pu sauver. Bien qu’aucun anniversaire ou commémoration ne le justifie, divers éditeurs proposent des textes du poète, parfois en réédition, parfois avec une nouvelle traduction.

Il faut dire que le poète, dont le travail comme la personne ont été considérés comme « inutilisables » en 1930 a pris une stature mythique et connu des admirateurs de renom, parmi lesquels Joseph Brodsky, Paul Celan, René Char et Philippe Jaccottet, ces deux derniers l’ayant traduit en français. Sans compter ses contemporains russes, dont Pasternak et Akhmatova qui l’a soutenu dans les pires épreuves. Mais pourquoi tant d’admiration ? La principale raison est dans les textes. Le Bruit du tempsnouvellement traduit par Jean-Claude Schneider montre un pur poète, enraciné dans le concret, dans la sensation et les couleurs, un poète de l’affirmation et de l’élan. On voit Saint-Pétersbourg, on fréquente les bibliothèques avec le jeune homme, on côtoie ses amis singuliers et pittoresques.

Un ancrage européen

Mandelstam est profondément marqué par l’héritage grec qu’il a étudié. Il est né dans une famille juive, en a reçu l’héritage, et se sent proche de ce Joseph biblique dont il porte le prénom. Mais il a aussi connu la tentation du christianisme, a failli se convertir avant de renoncer. L’une des constantes de son œuvre tient donc à cet ancrage européen, constamment affirmé, jusqu’à le mettre en danger. En effet, le mouvement bolchevik et sa réalisation ou glaciation stalinienne, apprécie peu ces références qu’il qualifie de petite-bourgeoise, voire contre-révolutionnaire. Mandelstam ne renoncera jamais, fera « cortège à ses sources » et les enrichira en apprenant l’italien.

On lira avec intérêt son Entretien sur Dante, à la fois exercice d’admiration du poète italien et ouvrage de poétique. Les tourments du poète dans la Florence du XIIIe siècle, la nécessité dans laquelle il se trouve de ne pas trop parler, annoncent ce que vivra Mandelstam. Dante est sa référence absolue, celui grâce à qui un dialogue se noue à travers le temps et l’espace.

Une vie d'errance

Poète lyrique, poète amoureux, Mandelstam est avant tout un sensuel qui aime la vie par-dessus tout, en dépit de tout. Il n’a jamais pu apprendre quelque métier que ce soit, ne sachant rien faire sinon écrire. Il n’a jamais gagné sa vie et, comme Nadejda ne le faisait pas non plus, ils ont vécu d’aides amicales, de mendicité ou d’emplois éphémères et souvent humiliants. À partir de 1930, une sombre affaire de traduction ratée lui fait perdre toute occasion de gagner sa vie. Il ne se soumet pas et la vie du couple est faite de déménagements dans des masures ou des appartements d’amis, sans certitude quant au lendemain. Puis les interdictions de résider dans de grandes villes les obligent à partir dans des provinces isolées, et une première condamnation en 1934, pour un poème offensant Staline, lui vaut un exil à Voronej, dont il tirera de superbes poèmes.

Les seuls vrais moments de paix et de bonheur, Mandelstam les vit en Crimée et en Arménie. Boukharine qui, de son poste au Kremlin, le protège, l’envoie dans ces régions d’abord de façon ouverte, puis clandestine, avant de disparaître à son tour quand les procès débutent. Mandelstam a connu le sud de la Russie en 1920, tandis que rouges et blancs s’affrontaient dans une guerre meurtrière, il retrouve cette région par la suite. Et en 1930, il respire pleinement en Arménie. Le poète a besoin d’espace et c’est même au cœur de sa poésie. Le « sud » ouvre ses sens, exacerbe son ouïe, sa vue. Les textes qu’il écrit dans cette région marquée par le christianisme des origines traduisent cette fusion dans le lieu et entre les temps. Son œuvre se renouvelle selon un rythme qui n’appartient qu’à lui. Il peut passer des mois, voire des années pour la poésie, sans écrire, puis le texte naît, d’abord marmonné tandis qu’il arpente les lieux, puis dicté à Nadejda. D’une profusion de vers ne resteront que deux ou trois strophes.

Le polémiste

Poète, Mandelstam ne craint pas la polémique. D’abord hostile aux conceptions futuristes d’un Khlebnikov, il reconnaît son talent quand le poète meurt. Il s’oppose également à l’usage politique que Maïakovski fait de la poésie, mais le salue quand le poète se suicide. Et cela vaut aussi pour Essenine. L’absence de tous ces poètes est pour lui une souffrance, et le signe annonciateur de la suite. D’autres, comme Bielyï et Pasternak, se taisent ou évitent le conflit. Lui s’en prend au « Montagnard du Kremlin », à « l’équarisseur des paysans » quand d’autres s’abaissent, trahissent, dénoncent, insultent. On les a aujourd’hui oubliés et ils gisent dans une fosse commune, celle de l’absence éternelle, alors que Mandelstam, dont le corps a été jeté sous la terre sibérienne, reste vivant.

                                                                                                  Norbert Czarny