Le Grand Théâtre du monde, 17 mai 2012 Peter Handke, écrivain de langue française

 Le Grand Théâtre du monde, 17 mai 2012    Peter Handke, écrivain de langue française
17 mai 2012

Le Grand Théâtre du monde, 17 mai 2012

Peter Handke, écrivain de langue française 

Un petit livre à couverture ivoire, beau, simple, beau comme le titre du texte Les Beaux Jours d'Aranjuez. Beau comme le sous-titre, "Un dialogue d'été". Un petit livre façonné par une maison d'édition qui a le goût de la belle ouvrage, Le Bruit du temps. Un petit livre qui recèle un grand texte. Superbe. Sensible, profond, d'une écriture fascinante. Un livre écrit en français par l'écrivain autrichien qui vit une partie de l'année en France.

Tellement simple apparemment et tellement chargée de sensations, de savoirs, de saveurs, de mémoire, de citations, d'impressions, cette écriture. Lourde d'inquiétude secrète qui ne se donne qu'en cet échange.

À peine ouvert, on découvre cette indication sous le titre de la page de garde : "Version originale française de l'auteur".

Plongeons dans ce livre. (Ici, nous reprenons une partie de la chronique du Figaro).

Il y a un an, il était revenu. Pas moins de trois ouvrages avaient été traduits par Georges-Arthur Goldschmidt et Olivier Le Lay, truchements spirituels, chez Gallimard et Verdier.

Il était revenu après l'idiote polémique que l'on préfère ici oublier tant elle nous a toujours paru détestable. Mais on rappellera simplement rapidement, par souci d'exactitude – et parce qu'écrire en langue française pour Peter Handke, publier en français, est un geste puissant.

Quelques mots témoignant d'une vision non manichéenne, d'une expérience sensible, de la guerre des Balkans et de la situation de l'ex-Yougoslavie, plus particulièrement.

Scandale sur une phrase non vérifiée, traduite hâtivement. Il est à l'affiche de la Comédie-Française. Bruno Bayen doit monter cette pièce. La production est déprogrammée en un geste tout aussi hâtif que la traduction...

Pas de quoi être fier, en France. Ne pas laisser penser, analyser différemment. Terrorisme intellectuel.

Les mois passèrent et l'écrivain autrichien revint. Trois livres d'un coup il y a un peu plus d'un an. Et aujourd'hui, ce tout petit opus par le volume, la délicatesse de l'édition.

Peter Handke publie un nouveau livre aujourd'hui. Chez un éditeur qui a le goût de la belle ouvrage, Le Bruit du temps. Lui, Handke a le goût des titres qui vous emportent. Les Beaux Jours d'Aranjuez est un « Dialogue d'été » et, cela est d'entrée précisé, il s'agit de la « version originale française de l'auteur » .

Autrement dit, c'est dans la langue d'un pays qu'il habite une partie du temps, que l'écrivain de langue allemande – autrichien de naissance – a composé cette pièce de théâtre.

On est immédiatement ébloui par son art d'évoquer la peau même du monde. On pense aux premières pages de Lent retour... Étrangement. Pas de banquise qui craque, ici, mais quelque chose des sensations exactes de l'été.

Comme autant de leurres, en même temps : il s'agit d'art, de re-présentation...

Et puis c'est une pièce de théâtre. Ou en tout cas, un dialogue.

Magnifique face-à-face, paroles échangées. Un homme. Une femme. «  Et de nouveau l'été. De nouveau un beau jour d'été. »

Ce qui saisit dans ce texte c'est la simplicité transparente – apparemment – de l'écriture et sa puissance d'évocation. On voit le jardin, la table de part et d'autre de laquelle sont assis les protagonistes, on entend les cris des oiseaux, leurs froissements d'ailes, le murmure du vent dans les feuillages.

Et lorsqu'ils se souviennent, on voit la saline aride, la cabane de bois dévorée de sel, le soleil écrasant, comme, plus tard, on est à Aranjuez...

Dialogue ultra érotisé d'un couple, sensualité des corps, flambée des mémoires, esprits attisés. Luc Bondy met en scène ces deux personnages qui ne sont désignés que comme « l'homme », «la femme », mais se nomment à la fin. Soledad, Fernando.

Arbres, brise, humeur estivale de la représentation ? Non. On est sur un plateau de théâtre et ce qui frémit légèrement, est le grand rideau ! Cette scénographie est signée Amina Handke, l'une des filles de l'auteur.

Quelle décision incroyable pour le lecteur innocent ou sans imagination que nous sommes... La nature, ici, c'est un tableau, un grand paysage, comme oublié dans un coin du vaste plateau.

Le vent, c'est celui qui soulève le rideau. Un tremblement d'avant-représentation. Un frémissement.

Un souvenir de la femme, une demoiselle (Coco König) sur une balançoire, surgit tandis que s'écartent les lourds pans du rideau. Comme passe la silhouette d'un oiseau.

Comme le son, très travaillé nous ouvre l'espace. Comme les citations, allusions, qui émaillent le dialogue, ouvrent encore plus les cadres.

Deux époustouflants virtuoses, portent les interrogations brûlantes des corps et des âmes.

Jens Harzer, tout en nervures adolescentes, ruptures et masques. Un garçon tout en long, fin comme un très jeune homme. Ici, lui interroge, elle répond. L'homme riposte de masque en masque. Il se met à mal. Luc Bondy extirpe sur texte une violence qui y est, littéralement, contenue. Il est en cela un metteur en scène qui transperce l'apparence, qui bouscule les surfaces et sans doute même, les auteurs.

Il y va ici d'une longue amitié. D'un long dialogue. Et l'on pense ici à l'admirable L'heure où nous ne savions rien l'un de l'autre, spectacle sans parole, inoubliable des années 90, à Berlin et au Châtelet, notamment.

On ne connaît pas encore en France Jens Harzer, artiste d'ultra-sensibilité, engagé, sans peur aucune.

Dörte Lyssewski  (que l'on avait tant admirée notamment dans Viol mis en scène déjà par Luc Bondy, il y a quelques saisons) dans la splendeur de sa radieuse beauté. Elle est d'une sensualité puissante, d'une autorité qui ravit, elle possède une voix qui subjugue et dit une force renversante. Elle est magnifique. 

C'est en allemand, en ouverture du Wiener Festwochen, festival dont Luc Bondy est directeur que le spectacle a été créé.

Curieusement, c'est un détail, une citation de Pierrot le fou de Jean-Luc Godard, exacte dans la version française, n'est plus juste dans la version allemande, comme si on l'avait retraduite depuis l'allemand pour qu'elle demeure "en français dans le texte" ; Un détail. Une cuistrerie sans doute de le relever.

Mais ce n'est pas une "traduction", mais bien "une version" qui n'est plus l'originale, la première.

Mais c'est ce spectacle de très grand art qui ouvrira la première saison parisienne à l'Odéon de Luc Bondy.

Tous renseignements sur : www.festwochen.at

                                                                                                            Armelle Héliot