Le Matricule des Anges - Les couleurs sont des douleurs, par Richard Blin

 Le Matricule des Anges - Les couleurs sont des douleurs, par Richard Blin
01 septembre 2016

Les couleurs sont des douleurs

Biographe de Mandelstam, Ralph Dutli médite dans son premier roman autour de la vie de Chaïm Soutine, un peintre qui peignait comme Céline décrivait.

Grâce à ce rien magique qu’est la littérature, un voyage vers la mort peut devenir une sorte d’allégorie de la vie humaine. Nous sommes le 6 août 1943 et l’ulcère dont Soutine souffre depuis des années vient de percer la paroi de son estomac. Libérés, les sucs gastriques envahissent la cavité abdominale. Il faut l’opérer d’urgence mais son « ange noir », Ma-Be, sa dernière compagne, « une de ces muses à moitié folles dont les surréalistes étaient friands », l’ex-femme de Max Ernst, refuse que la chose se fasse à Chinon où ils se cachent pour échapper à l’occupant allemand. Elle opte pour une clinique parisienne et imagine de le cacher dans un corbillard pour le conduire jusqu’à la capitale. Une errance interminable et épuisante durant laquelle Chaïm Soutine, « bercé de morphine cotonneuse », et en proie aux délires de la fièvre, se remémore des pans entiers de son existence.

Ce timide taiseux qui vivait sans montre, se lavait peu — « son odeur forte est une arme contre le monde importun », est né en 1893, à Smilovitchi, « un shtetl plein de masures putrides et branlantes », dans l’actuelle Biélorussie. Avant-dernier de onze enfants, il n’aura connu que coups, « crasse et pogrom », avant de pouvoir gagner Vilna et son Académie des Beaux-arts, puis Paris, la capitale mondiale de la peinture. Il a 20 ans et rejoint à la Ruche « un tas de Russes, de Polonais, de Juifs misérables, fuyant les pogroms, possédés par la peinture à l’encontre de leur propre loi », celle qui dit : « Tu ne feras point d’image ! »

Ce sentiment de fauter, auquel s’ajoute la volonté de conjurer le néant de l’enfance, la douleur engendrée par un ulcère bientôt dévorant, et une pauvreté désolante — il faudra dix ans avant qu’un marchand puis un collectionneur s’intéressent à lui — expliquent peut-être sa haine destructrice à l’égard de ses propres tableaux qu’il brûlait ou lacérait. D’où, sans doute aussi, ses toiles où le monde apparaît comme au cœur d’une vision en mouvement où les paysages semblent ivres, où les rues se cabrent, où les arbres divergent et se tordent. Si Soutine n’a jamais essayé d’expliquer pourquoi, on peut imaginer que son œuvre clame — contre l’interdit de la représentation et la brutalité du monde – son désaccord radical. Chaque toile est un combat. Il n’a pas la facilité indécente avec laquelle son ami Modigliani dessinait et peignait. Pour lui le moindre tableau est « une torture épuisante ». Rien n’est moins forcené que l’art de Soutine, qui ne supportait pas qu’on le regarde peindre, se battre avec le motif, l’outrager comme pour l’obliger à montrer ce que notre aveuglement ne veut pas voir, et ce en utilisant moult pinceaux qu’il jetait derrière lui.

Confronté à une existence hostile, ce qu’il peint est la métaphore de ce qu’il vit ou a vécu. D’où tous ces faisans morts, ces poulets pendus, ces lièvres écorchés, ces carcasses de boeuf, toutes ces figures du négatif qui fait vivre. Tout vient des premières injustices, des pires vexations, de l’ulcère, de ces blessures qu’il faut maintenir ouvertes comme en témoigne la présence intense du rouge, sa violence pure, sa profondeur palpitante. « Il veut que les couleurs se frottent, se griffent, se révèrent, se maudissent, s’injurient, s’élèvent et s’écrasent jusqu’à livrer, balbutiantes, leur bonheur cicatriciel. » C’est pourquoi il peint des petites gens, des domestiques, des êtres de la vie quotidienne : petit pâtissier, garçon d’étage, jeune mitron, enfant de chœur, idiot du village… Des toiles pleines de compassion et de couleurs torturées, triomphantes, ne réconciliant pas avec la réalité mais montrant « le vacillement des choses dans un monde sans salut ».

Les couleurs sont des douleurs, du danger surmonté, de la colère sublimée. Le malheur, « oui, mais dans l’exaltation enivrante, haletante de la rétine », loin de ce paradis blanc dont il rêve dans ses délires. Le blanc de la clinique du docteur Bog — « Dieu » en russe — qui vient lui dire qu’il est guéri mais qu’il lui est désormais interdit de peindre. Impensable cette monotonie sans douleur ! Il lui faut la fièvre, le feu, la sauvagerie du rouge, son paradis écarlate.

L’opération aura lieu mais Soutine mourra sans avoir repris conscience. À son enterrement étaient présents Picasso, Cocteau, Max Jacob et deux femmes : Ma-Be, « l’ange noir », et Gerda Groth Michaelis, son « ange gardien », celle qui lui avait réappris à manger et lui avait redonné goût à la vie avant d’être engloutie dans la rafle du Vélodrome d’hiver, le 15 mai 1940.

Richard Blin
n° 176