Le Matricule des Anges - n°121 - Œuvres (in)complètes d'Isaac Babel

 Le Matricule des Anges - n°121 - Œuvres (in)complètes d'Isaac Babel
01 mai 2011

Œuvres (in)complètes d'Isaac Babel

Pour une traductrice qui, comme moi, a la chance de ne traduire que des auteurs qu’elle aime, chaque traduction est avant tout une rencontre. Tous ceux sur lesquels j’ai travaillé m’ont marqués, qu’il s’agisse de Chalamov qui m’a accompagnée pendant des années et auquel je pense chaque jour, de Léonid Andreïev, cet esprit tourmenté et attachant aux prémonitions fulgurantes et au style savoureux (même s’il n’a pas l’envergure du premier). Ou qu’il s’agisse d’auteurs contemporains, comme Ludmila Oulitskaïa, avec ses histoires dans lesquelles je retrouve la personne humaine pour laquelle j’ai beaucoup d’estime et d’affection, ou encore Iouri Bouïda, à mon avis l’un des plus authentiques écrivains russes de ces vingt dernières années, dont la langue à la fois poétique et concrète nous touche par tous les sens, non seulement la vue, mais aussi l’ouïe, l’odorat, le toucher et même le goût, sans oublier un sixième sens indéfinissable. Je ne puis bien sûr les citer tous. Mais tous m’ont laissé quelque chose, et je leur suis à tous redevable de ce que je suis aujourd’hui.

Depuis presque deux ans, je (re)traduis les œuvres complètes ou plutôt incomplètes d’un des plus grands écrivains russes du XXe siècle, Isaac Babel, pour les éditions Le Bruit du temps. Son directeur, Antoine Jaccottet, s’est courageusement lancé dans un projet en apparence un peu fou : publier en un volume, traduite par une seule et même traductrice, rassemblée de façon raisonnée et accompagnée de présentations, l’œuvre en prose (nouvelles, pièces et scénarios – à l’exception de la correspondance) de cet écrivain que le lecteur français connaît déjà à travers d’autres traductions éparpillées chez divers éditeurs.

Je ne reviendrai pas sur le destin tragique de cet immense styliste, arrêté en 1939. (Pour quoi ? Mais pour rien. Comme tout le monde. Sous prétexte qu’il était un espion...) Je ne peux que conseiller à ceux qui souhaitent en savoir davantage de patienter jusqu’à l’automne prochain.

Babel a déjà été traduit, et c’est extrêmement intimidant, car cela veut dire se mesurer à des collègues, et non des moindres, même si chacun de nous sait qu’un grand auteur ne peut que gagner à de telles confrontations. Je n’ai d’ailleurs pas la prétention de faire mieux qu’eux, juste différemment. Et ces différences concernent non tant la compréhension proprement dite que la façon de rendre son style. Avec l’espoir que cette nouvelle traduction sera pour Babel l’occasion d’être redécouvert par les Français, lu par ceux qui l’ignoraient et relu par ceux qui le connaissaient déjà.

Deuxième raison d’être intimidée : l’envergure de l’écrivain. C’est lui qui a dit que l’on pouvait tuer avec un point bien placé. C’est à propos d’écrivains comme lui que Maupassant a écrit (en pensant à Flaubert, évidemment) : « … quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait (...) mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme ; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur. »

Alors, moi qui ai l’aplomb de le traduire, j’ai intérêt à savoir manier ma langue ! Babel pouvait travailler des mois sur un récit de six pages, comment voulez-vous que son traducteur ne soit pas dans ses petits souliers ? Et tenu de sentir, puis de respecter les moindres modulations de chacune de ses phrases ? Vous pouvez donc imaginer quelles angoisses on éprouve à l’idée de ne pas être à la hauteur d’une telle rigueur… Et d’une telle beauté. Sans oublier la frustration que suscite parfois l’impossibilité de faire pleinement sentir la saveur incomparable de la langue d’un maître en la matière, qui joue avec l’aura et les sonorités des mots, qui truffe ses récits non seulement de termes ukrainiens, yiddish, français ou odessites (néanmoins parfaitement compréhensibles par un lecteur russe qui les savoure avec délices), mais également de tournures directement tirées de ces langues.

Et la beauté, l’originalité, la concision extrême de ces images typiquement babéliennes qui demandent, pour posséder la même beauté en français, des heures de recherches, des tâtonnements sans fin, des dizaines de solutions cent fois retournées dans son esprit…

« Midi, un midi bleu à force d’éblouir, dans lequel tinte le silence d’une chaleur torride. » « La ville calcinée – colonnes fracturées, petits doigts crochus et méchants de vieilles femmes fichés dans la terre – me paraissait suspendue dans les airs, confortable et irréelle comme un songe. » « Le soir m’a enveloppé dans l’humidité vivifiante de ses draps crépusculaires, le soir a appliqué ses paumes maternelles sur mon front brûlant. » « Une nuit implacable. Un vent qui cogne à tour de bras. Des doigts de cadavre tripotent les entrailles glacées de Pétersbourg. »

Pour terminer, je dirai qu’à vivre depuis des mois en compagnie de ce qui représente l’être le plus profond, le plus secret, le plus intime de Babel – je veux parler de son œuvre – je finis par avoir l’impression que son ombre est penchée sur mon épaule et surveille mon travail, et j’avoue qu’il m’arrive (oui, oui, je vous assure !) de m’adresser à lui si je rencontre une difficulté qui me paraît insurmontable.

Quand je pense à son destin, aux semaines de torture qu’il a endurées avant d’être exécuté, quand je pense à tous les manuscrits sur lesquels il travaillait dans les années 30 qui ont été confisqués au moment de son arrestation et n’ont jamais été retrouvés, le travail que je fais devient aussi pour moi un modeste hommage rendu à un homme pour qui son métier d’écrivain comptait plus que tout au monde.

                                                                                                    Sophie Benech