Le Monde des Livres - Tout droit vers la lumière

 Le Monde des Livres - Tout droit vers la lumière
21 octobre 2011

Tout droit vers la lumière

Donc il est entendu que nous ne lirons plus de poésie. Certains en écrivent encore de pleines pages, mais quant à la lire, non merci ! Celle qui émane de tout autre que soi est illisible, ennuyeuse, incompréhensible. Il en va de la poésie comme des grands-mères : la mienne est une dame douce et charmante, mais les vôtres, des sorcières poilues, tout à fait revêches et rebutantes.

Le poète aujourd'hui lit encore (un peu) ses pairs ; c'est l'amère condition pour être lu par eux à son tour (un peu). Mais la désaffection plus vaste des lecteurs épris de littérature semble définitive et sans recours. Rimbaud reste notre héros, nous dirons encore volontiers que la poésie est l'expression la plus haute du génie humain, la plus précieuse incarnation du verbe. De là à mettre le nez dans un de ces recueils abscons, il y a un gouffre. La poésie est une idée, un idéal, elle s'abrite dans les brumes, elle niche dans les hauteurs – qu'elle y reste !

J'aimerais vous demander pourtant de vous entraîner chez vous à prononcer correctement Zbigniew puis, cela acquis, vous inviter à réclamer d'une voix sûre à votre libraire Corde de lumière, premier volume (deux autres suivront) des oeuvres poétiques complètes du Polonais Zbigniew Herbert (1924-1998) dont les éditions Le Bruit du temps et Brigitte Gautier, sa traductrice, entreprennent aujourd'hui la publication.

Que savons-nous en France de Zbigniew Herbert ? À peu près rien, ce qui est tout dire. Son existence s'inscrit dans la rude histoire de la Pologne du XXe siècle. Elle en subira inévitablement et tout du long les contrecoups. À 19 ans, sous l'occupation allemande, Herbert survit en nourrissant des poux dans un laboratoire pharmaceutique qui élabore des vaccins contre le typhus. Plus tard, il sera caissier, chronométreur, économiste, secrétaire de l'Union des compositeurs polonais.

Il voyagera beaucoup, en Angleterre, en France, en Italie, en Grèce (d'où il rapportera un recueil d'essais, Le Labyrinthe au bord de la mer, que publie aussi Le Bruit du temps). Il vivra une passion amoureuse intense, puis une autre. Il sera mis à l'index, en 1976, pour avoir dénoncé la sujétion de son pays à l'Union soviétique.

Ses livres seront toutefois remarqués ; Monsieur Cogito (Fayard, 1990) connaîtra même le succès. Il sera distingué par des prix dans plusieurs pays d'Europe et son œuvre jouit aujourd'hui en Pologne d'une immense popularité.

Une vie de poète donc, marquée par les épreuves, la pauvreté, émaillée d'épisodes incongrus (rares sont les nourrisseurs de poux professionnels), attestant d'une liberté d'esprit jamais prise en défaut et finalement couronnée par la reconnaissance. Il y aurait là matière à forger un de ces mythes parfaits qui trop souvent font obstacle à l'appréhension d'une œuvre en lui conférant après coup une solennité oraculaire qui la plombe.

La poésie d'Herbert est à l'abri de ce malentendu. Trop électrique et réactive pour laisser prendre le ciment du mythe, traversée d'un humour inquiet qui rappelle parfois celui d'Henri Michaux. Mais citons, plutôt que de bourdonner inutilement autour de la fleur : « Les esprits subtils, les natures méditatives préfèrent le cabinet du rire. Son but caché est de nous préparer au pire. Ainsi, dans l'un des miroirs, il nous montre notre corps détaché de la roue : un sac informe d'os brisés […]. Venez au cabinet du rire. C'est le vestibule de la vie, l'antichambre de la torture. » Même lorsqu'Herbert se tourne vers la mythologie et l'histoire, c'est pour en secouer les poussières. « On nage toujours vers la source, à contre-courant ; les détritus nagent avec le courant », dit-il dans un entretien.

Les trois recueils réunis dans ce volume alternent des poèmes de formes très diverses, y compris de courtes proses. Le troisième, Étude de l'objet, adopte effectivement le parti pris des choses, avec moins de rigueur que Francis Ponge mais avec une intelligence intime de leur être, même lorsque celui-ci n'a rien à révéler que son irréductible altérité : « Les cailloux ne se laissent pas apprivoiser / ils nous regardent jusqu'à la fin / d'un oeil calme très clair. »

On pourrait s'étonner de voir un poète en butte aux vicissitudes de l'histoire et qui jamais n'hésita à défier l'autorité politique, prendre pour objets de sa méditation le caillou, la table, la chaise ou encore l'hippocampe (« l'air honnête / d'un caissier qui boit du thé / ne va pas à sa nature de meurtrier / des eaux douces et stagnantes »). Herbert s'en explique. Ayant vu à quel point la réalité pouvait être falsifiée par l'idéologie et la propagande, « le domaine des choses, le domaine de la nature me semblait être un point de repère, et également un point de départ, permettant de créer une image du monde en accord avec notre expérience ».

Le langage aussi s'y ressource et s'y retrempe. De là sans doute cette écriture claire, comme lavée de tout soupçon de mensonge, dont les frémissements délicats trahissent une musculature puissante, et qui va droit à la lumière, avec un instinct sûr, pour réconcilier l'homme et sa terre. Et, en effet, « que serait le monde / s'il n'était plein / de l'incessant va-et-vient du poète / parmi les pierres et les oiseaux » ?

                                                                       Le feuilleton d'Éric Chevillard