Le Monde des Livres - Une voix dans la prison des peuples

 Le Monde des Livres - Une voix dans la prison des peuples
19 novembre 2010

Une voix dans la prison des peuples

Enfin publié dans son intégralité, le livre de Julius Margolin est l'un des plus puissants témoignages sur le goulag

Palais de justice de Paris, 17e chambre correctionnelle, 8 décembre 1950. Un homme s'avance à la barre des témoins. Il a 50 ans, de grosses lunettes rondes, une petite moustache grisonnante et débarque tout juste d'Israël. Son nom : Julius Margolin.

Que vient faire ce docteur en philosophie, auteur d'une étude sur Pouchkine, d'une thèse sur « les fondements de la conscience rationnelle» et d'essais sur le sionisme, dans un tribunal parisien ? S'il est venu de Tel-Aviv, c'est en fait pour soutenir un autre homme, David Rousset, dont le procès est l'un des événements médiatiques de cette fin de l'année 1950.

Ancien trotskiste déporté à Buchenwald, auteur de L'Univers concentrationnaire (Prix Renaudot, 1946), Rousset a publié dans Le Figaro littéraire, en novembre 1949, un appel aux rescapés des camps nazis, leur demandant de constituer une commission d'enquête sur les camps soviétiques. Villipendé par les communistes, il a alors attaqué en diffamation Les Lettres françaises, l'un des hebdomadaire du Parti. Et, pour faire taire ses détracteurs qui le traitaient de menteur à la solde des États-Unis, il a décidé de faire venir à son procès des rescapés du goulag. Treize au total, parmi lesquels Julius Margolin, que Rousset a découvert en lisant ses souvenirs, dont de larges extraits ont paru en 1949 chez Calmann-Lévy, sous le titre La Condition inhumaine.

Republié aujourd'hui dans son intégralité par Le Bruit du temps, une jeune maison d'édition à qui l'on doit l'exhumation de joyaux devenus introuvables (tels L'Anneau et le Livre de Robert Browning ou Le Timbre égyptien d'Ossip Mandelstam), cet texte est en tous points exceptionnel. Trois raisons à cela.

La première tient au caractère très ambitieux du projet. Dans l'un des chapitres les plus forts du livre, Margolin explique que la « déshumanisation » des victimes propre au « système des camps » n'est pas que la conséquence d'une « exploitation obtenue par une pression matérielle »  réduisant les « bagnards » au pire dénuement. Plus fondamentalement, explique-t-il, cette déshumanisation est le résultat d'une « dépersonnification » délibérée, c'est-à-dire d'une dissolution des individualités dans une masse caractérisée par une « atrophie de la conscience » et une « mécanisation des esprits ».

« Nous, Occidentaux, écrit l'auteur en affirmant son attachement à une civilisation européenne qu'il croit immunisée contre la barbarie soviétique, nous résistions longtemps à cette dépersonnification. Nous continuions à nous appeler “docteur”, “maître” ; nous conservions les formes cérémonieuses et ridicules de la politesse, bien que chacun de nous ne fût plus qu'un arbre abattu, dont les racines rêvent encore de la cime inexistante. Appeler “docteur” un homme en haillons, qui poussait une brouette pleine de terre et, la nuit, dormait sans se déshabiller sur des planches nues, était la forme de notre protestation obstinée. »

Reconquête d'une dignité

Continuer d'appeler « docteurs » des hommes déguenillés, autrement dit redonner à chacun cette histoire singulière que le goulag s'est précisément ingénié à broyer : ce souci est au cœur du projet de Margolin, dont chacun des longs et nombreux portraits qu'il brosse de ses compagnons de malheur doit se lire comme une revanche sur le processus de dépersonnification engagé dans le camp, c'est-à-dire comme la reconquête, par l'écriture, d'une dignité bafouée.

En redonnant vie à cette stupéfiante galerie de spectres, toutefois, Margolin ne signe pas seulement un martyrologe hanté par l'angoisse de l'oubli (« aujourd'hui, ces lignes sont le seul souvenir qui reste de cet homme », écrit-il après avoir décrit la déchéance, dans un camp des confins septentrionaux de l'URSS, d'un célèbre critique littéraire polonais). Par le regard qu'il porte sur la complexe hiérarchie des pouvoirs qui régit la vie des zeks (les prisonniers du goulag), il signe aussi – c'est la deuxième qualité de ce livre – l'une des analyses sociologiques du goulag les plus pénétrantes, comparable sur ce point à l'œuvre d'un Chalamov ou d'un Soljenitsyne : rarement ont été décrits aussi clairement la violence des ourkis, ces criminels de droit commun toujours prêts « à la bagarre et à la rapine », le drame des oukaztchiki, ces adolescents envoyés dans les camps après le décret de 1940 contre le « hooliganisme », ou la misère des dokhodiagui, ces fantômes plus proches de la mort que de la vie, dont l'évocation fait penser à ceux que les déportés des camps nazis appelaient les « musulmans ».

La « Geposta »

Enfin, Margolin doit être lu parce qu'il fut le témoin d'une tragédie quelque peu oubliée : celle des victimes de la stalinisation qui visa les territoires annexés par l'URSS après le pacte germano-soviétique d'août 1939. Installé en Palestine depuis deux ans, Margolin voyageait dans sa Pologne natale quand éclata la seconde guerre mondiale. Choisissant, comme la plupart des juifs qui le purent, de fuir les nazis en rejoignant la zone soviétique, il ne tarda pas à comprendre que ce qu'il appelle ironiquement, dans son livre, la « Geposta » – la « géniale politique de Staline » – leur réserverait un sinistre sort. Victime de l'antisémitisme et du racisme antipolonais qui sévissait dans cette zone, pris dans un imbroglio administratif qui aboutit à sa condamnation pour infraction à la législation sur les passeports, il fut arrêté en juin 1940, déporté, et ne sortit du goulag que… cinq ans plus tard.

Lors du procès Rousset – au terme duquel Les Lettres françaises furent condamnées pour diffamation – Julius Margolin cita le poète polonais Adam Mickiewicz : « Je m'appelle Million, car j'aime et je souffre pour des millions d'hommes. » L'emprunt n'était pas usurpé. Son récit fait bien partie des plus beaux témoignages qui aient été rendus aux millions d'hommes engloutis, selon son expression, dans cette « immense prison des peuples appelée URSS ».

                                                                                                         Thomas Wieder