Le Monde des Livres - Les Ambassadeurs : Henry James, vers le paroxysme

 Le Monde des Livres - Les Ambassadeurs : Henry James, vers le paroxysme
21 janvier 2011

Les Ambassadeurs : Henry James, vers le paroxysme

Six cents belles pages de roman. Et qui tiendraient – c'est souvent le cas chez James – sur une seule phrase : un Américain se rend à Paris pour convaincre son futur beau-fils de rentrer au bercail. Ces quelques mots peuvent sembler anodins mais, comme en musique, l'essentiel c'est ce qui en jaillit, le développement des harmoniques littéraires. Le voyage se transforme alors en une véritable aventure du moi, à travers des phrases qui ont elles-mêmes le goût et la forme des aventures complexes. « La simplification, dit le narrateur, serait une concession à la couardise. »

Les Ambassadeurs date de 1903. Le héros (si l'on peut dire) est d'origine balzacienne, Lewis Lambert Strether. Il n'a pas hérité d'une soif d'absolu mais d'un chagrin sans violence. C'est, au début du roman, un homme désenchanté qui n'a jamais connu aucun enchantement. Directeur d'une revue de la Côte est, il dit de lui-même : « Je suis un raté parfaitement qualifié. » Le narrateur ajoute : « Il était Lambert Strether parce qu'il était sur la couverture, alors que la moindre gloire aurait voulu qu'il fût sur la couverture parce qu'il était Lambert Strether. »

Contrairement à Louis Lambert chez Balzac, Strether aime Paris. Il y débarque à 55 ans. C'est un beau Paris, sans bruit ni industrie, celui du boulevard Malesherbes, du jardin du Luxembourg, de la Grande Galerie du Louvre, le Paris des promenades, des belles femmes, des échappées vers les auberges des bords de Seine, celles de Manet et Maupassant. Strether y fait une découverte fondamentale : la vie a du goût. Et, un peu avant Proust, il apprend à retrouver la richesse de ce goût dans « la texture de sa serviette ou la croûte épaisse et craquante de son pain ». Très vite, sa décision est prise : il conseillera à son beau-fils Chad Newsome, le jeune passionné en rupture de famille, de rester en France. Il sait que ce conseil lui coûtera son propre – et très avantageux – futur mariage. Il s'y tient.

Si l'histoire s'arrêtait là, elle serait trop belle. Mais ce serait sans compter sur ce qui fait le coeur des livres de James : une poétique de la cruauté, ici sous-tendue par cette observation faite par Waymarsh, l'ami de Strether : « On ne sait jamais vraiment ce que signifie se trouver "dans les mains" d'une femme. » La cruauté est au détour de chaque réplique, cruauté désinvolte, qui n'insiste jamais car elle sait qu'elle fait partie de toutes les heures d'une existence, et qu'elle aura vite l'occasion de revenir. Ainsi, devant Strether, cet éloge, par Chad, de Marie Vionnet, accusée par la famille d'avoir pris le jeune homme dans ses filets : « Vous ne pouvez pas vous imaginer à quel point elle est merveilleuse ! » Et le commentaire, aussitôt : « Il y avait là, aux oreilles de Strether, la profondeur d'un luxe confirmé : une sorte d'affirmation de propriété inconsciente et presque insolente. » Au cœur du sentiment amoureux, l'instinct bourgeois. Une note comme en passant, et qui n'est pas sans préparer la volte-face finale, l'abandon de l'aimée par le jeune homme, au profit de la firme paternelle qui attend son retour.

Il peut y avoir pire : le sort de Jeanne, la fille de Marie Vionnet, par exemple. Dans le livre, elle parle très peu, elle n'a pas droit à de vraies scènes, mais son destin est sans doute celui qui frappe le plus, tant il est construit de façon machiavélique. Elle se sent en effet libre, mais le système familial la tient toujours car il a su remplacer la contrainte par quelque chose de bien plus efficace  : on a inculqué à la jeune fille l'amour de la bonne volonté, la volonté de toujours bien faire. Elle fera donc avec élan un mariage parfaitement arrangé. Elle projette ici sur la vie des autres l'ombre de sa vie, celle qui reste à mener quand on a liquidé le préjugé et que l'on en revient quand même à ce qui dure bien plus que lui, la convention. C'est aussi ce qui fait l'actualité de James.

Roman à mouvement d'abord lent, Les Ambassadeurs offre ce que son auteur admirait dans Madame Bovary, un récit pris entre deux rythmes, entre une composition qui voudrait préserver les êtres et les choses comme en un tableau, et le drame qui se meut vers son paroxysme. Tout file vers le grand moment de quadrille fou que les belles temporisations antérieures ont chargé d'énergie, le tourbillon de désirs et de manoeuvres croisées qui emporte alors l'ami de la famille, son vieux camarade, son amie et conseillère, le jeune homme à sauver d'une femme fatale, la soeur du jeune homme, son époux, la soeur de l'époux, la femme fatale qui n'en est pas une, la fille de cette femme… et le lecteur lui-même, à la poursuite de réponses à ces questions : qui séduit qui ? pourquoi ? où ? dans la tête ? ou dans un lit ?

À la fin de ce vertige d'alliances, trahisons, hasards fous, ratages voulus, les dominants reprennent le contrôle, avec l'assentiment des rebelles et dans la douleur des vaincus. Des vaincus dont on n'est même pas sûr qu'ils fassent des victimes innocentes. Ainsi en est-il de Marie Vionnet, femme dangereuse au départ, qui se transforme en superbe femme libre, initiatrice d'un jeune homme pour le plus grand bien de celui-ci : elle finit dans la dissimulation, la volonté désespérée d'emprise, et les larmes impuissantes.

C'est le mérite de la traduction de Jean Pavans d'avoir su transposer cette richesse des rythmes de James, jusqu'à ces moments où la phrase renonce à toute élégance pour mimer les détours et replis d'un personnage, et où le traducteur n'essaie pas de "redresser" en belle langue ce qui est un authentique effet de style : « Elle vivait à l'hôtel, voyageait en Europe, se maquillait le visage et écrivait à son mari des lettres injurieuses, dont cette victime, à coup sûr, ne s'épargnait la lecture d'aucune. » L'original disait : « (...) abusive letters, of not one of which, to a certainty, that sufferer spared himself the perusal. »

À la fin de l'histoire, Strether aura perdu le rôle qu'il jouait auprès de la famille Newsome et dans la bonne société de Woollett, Massachusetts. Il pourrait rester dans ce Paris qu'il aime, épouser une amie, Maria Gostrey, comme celle-ci le lui propose sans fard. Il n'en fera rien, car ne rien gagner est pour lui le seul moyen de conserver un peu de dignité au moment où tout le monde succombe à l'appât du gain.

                                                                                                         Hédi Kaddour