Le nouvel Observateur - n°2527 - Le très haut, par Jérôme Garcin

 Le nouvel Observateur - n°2527 - Le très haut, par Jérôme Garcin
11 avril 2013

Le très haut 

À l'âge où d'autres entassent, Philippe Jaccottet se débarrasse de tout ce qui l'encombre. À 88 ans, le grand poète s'allège. De la trentaine de cahiers d'écolier, qu'il promet à la destruction pour « prévenir toute divulgation posthume », mais où il a déjà puisé la matière de trois volumes de « Semaison », il a bien voulu sauver, pour son fils qui les publie, de précieuses marginalia.

Ces notes fugitives et pensées provisoires couvrent un demi-siècle (1952-2005) d'écriture, de lectures (de Martin du Gard à Jude Stéfan), de doutes, d'émerveillements dans les champs et les vergers, de voyages en Italie ou dans sa Suisse natale, d'adieux poignants (à son beau-père, à sa mère), de rêves – il en donne de lumineuses relations – et de rencontres. Il rend ainsi visite, malgré les réserves que ses poèmes lui inspirent, à René Char, aux Busclats ; s'invite chez Francis Ponge, qui tient, en maillot de corps, des discours ultra-gaullistes ; et va écouter Jean tardieu lire ses textes graves et drôles avec Michael Lonsdale.

Dans cet atelier de création poétique, l'auteur de « L'Ignorant », qui prétend pourtant se méfier des métaphores, compare les cris des oiseaux à « des billes de verre frottées l'une contre l'autre » et, quelle beauté, la lumière du soir à une main « qui passerait sur les choses pour les rassurer ». Le traducteur de Rilke se méfie des « phraseurs » – il cite Camus, Gide, Mauriac –, se moque d'un couple d'Estoniens « portés sur le mot “poésie” comme d'autres le sont sur la bouteille », et, retour de Francfort, dénonce « la Foire aux vanités des salons littéraires ».

Toujours, chez le solitaire de Grignan, cette aspiration franciscaine à la simplicité et au dénuement, cette humilité qui l'incline à se méfier des systèmes et des pensées triomphants, à ne saisir que de brefs instants de lumière, à prendre le parti des choses et, craignant toujours de se « laisser leurrer par les mots », préfère râteler, désherber, faire un feu. En août 1958, il écrivait : « Je ne voudrais être rien d'autre qu'un homme qui arrose son jardin et qui, attentif à ces travaux simples, laisse pénétrer en lui ce monde qu'il n'habitera pas longtemps. » Un demi-siècle plus tard, il a seulement gagné, est-ce possible ?, en transparence, en pureté.

                                                                                       Jérôme Garcin