Le Temps - « J'écris aussi loin que possible de moi »

 Le Temps - « J'écris aussi loin que possible de moi »
06 mai 2011

« J'écris aussi loin que possible de moi »

Hugo, Baudelaire, Reverdy, Char, Joyce et Pasternak lus par un de leur pair dans une série d’essais consacrés à la poésie, et des carnets, presque quotidiens, où l’on découvre un jeune poète en pleine maturation : deux ouvrages importants marquent le 10e anniversaire de la mort d’André du Bouchet.

« J’écris aussi loin que possible de moi », dit un poème d’André du Bouchet (1924-2001) dans l’aveu le plus singulier et le plus juste, peut-être, de son œuvre. Écrire loin de soi, c’est éviter tout ce qui pourrait passer pour confession personnelle. Bien sûr. Mais comment faire, si par ailleurs un poète n’a jamais d’autre matière que lui-même, s’il n’est poète que d’être passionnément celui qu’il est ? La réponse est difficile. Elle consiste à prendre sur soi le point de vue, non pas d’un autre, mais de l’autre qu’on devient nécessairement en écrivant, surtout quand on se sert d’un langage que l’on ressent simultanément comme son bien et comme un corps étranger.

Comme si souvent, il y a ici un fondement biographique à l’aventure poétique. Entre 15 et 24 ans, André du Bouchet vit aux États-Unis, où sa famille a dû s’exiler en 1940, il n’a une relation qu’écrite ou qu’intérieure à la langue dans laquelle, revenu en France dès août 1948, il allait pourtant écrire.

Pendant ces années – décisives –, le français cessa en quelque sorte d’être sa langue maternelle ou du moins fut recouvert par l’anglais que, pourtant, il se refusait à écrire. Le français devint donc la langue autre alors même qu’elle était la langue propre. Le poète en conclura plus tard – cela ne surprend pas – qu’écrire, c’est traduire dans sa propre langue, et il le conclut à propos d’un texte consacré à Hölderlin, qu’il traduisit de manière saisissante.

Du Bouchet aimait aussi à citer une phrase de Kierkegaard – « seul, avec tout le langage humain contre soi, presque » – qui révèle bien, elle aussi, la relation d’intime altérité, si j’ose dire, qu’il ressentait par rapport à l’écriture.

Clément Layet et François Tison viennent de publier deux volumes que les amis de ce poète – peut-être le plus pur et à coup sûr le plus admiré de sa génération – s’empresseront de consulter aux éditions Le Bruit du temps. L’un rassemble tous les essais sur la poésie que du Bouchet rédigea entre 1949 et 1959. L’autre opère un choix dans les carnets que le poète ne cessa de tenir, ici sur la période entre 1949 et 1955.

Du Bouchet est ce que je nommerais volontiers un poète par éclats. Sa pensée est moins discursive que fulgurante. Elle procède par saccades dont la reprise ne laisse de former toutefois une continuité, certes abrupte, certes trouée, mais d’une lumière qui n’est qu’à elle. Il suffisait de l’entendre lire – ce qu’il faisait admirablement – pour comprendre que ses poèmes n’étaient que les étapes, aussi brèves que nécessaires, aussi illuminantes que mystérieuses, d’un mouvement sans fin, le mouvement d’un marcheur à la recherche de ce qu’il voyait autant que de ce qu’il voulait dire. Comme Giacometti, dont il fut un proche, non seulement il ne savait pas, en commençant une œuvre, où il voulait arriver, mais pas non plus par où il lui fallait passer. C’est ce non-savoir, cette ingénuité, qui donne à sa parole ce qu’elle a d’inimitable et d’indispensable.

                                                                                              John E. Jackson