Le Temps - La poésie était sa vie, mais elle fut aussi sa mort

 Le Temps - La poésie était sa vie, mais elle fut aussi sa mort
12 mai 2012

La poésie était sa vie, mais elle fut aussi sa mort ;
une biographie d'Ossip Mandelstam

Le livre de son traducteur suisse alémanique, Ralph Dutli, qui nous parvient en français par l’intermédiaire de Marion Graf, est un ouvrage grave et émouvant, qui suit la trajectoire de ce petit lutteur aux lèvres de prophète, et à la faiblesse de gueux.

« L’intellectuel qui ne possède rien, n’a que faire de souvenirs – il n’a qu’à raconter les livres qu’il a lus, et sa biographie est faite », écrit Mandelstam dans Le Bruit du temps. Mandelstam n’a pas de biographie en ce sens qu’il n’était que poète, ou que la poésie était tout en lui. Il n’a pas bourlingué comme Cendrars, émigré vers le négoce comme Rimbaud, il n’est pas mort en duel comme Pouchkine, il ne s’est pas suicidé comme Maïakovski. La poésie était sa vie, mais elle fut aussi sa mort. Sa biographie s’est faite malgré lui, et quelle biographie à couper le souffle! Jamais poète ne fut autant fait d’une pièce, d’une trame – qui était poésie, clairvoyance, résistance. Et le Mal, incarné par le plus grand empire totalitaire jamais surgi, s’appliqua à le broyer, torturer jusqu’à la folie, et pour finir jeter dans la fosse commune d’un dépotoir du goulag, aux environs de Vladivostok.

Le livre de son traducteur suisse alémanique, Ralph Dutli, qui nous parvient en français par l’intermédiaire de Marion Graf, est un ouvrage grave et émouvant, qui suit la trajectoire de ce petit lutteur aux lèvres de prophète, et à la faiblesse de gueux. « Ich bin arm », répétait-il comme le joueur de vielle du Voyage d’hiver de Schubert. Son hiver à lui fut l’hiver de l’histoire du XXe siècle. Cabochard et fragile, enfantin et séducteur, esthète et ascète, il devint une Voix comme celle de Dante, son inspirateur et maître, luthier de l’Europe, ou encore comme celle d’un Orphée moderne, qui, comme le dit Brodski, est resté en Enfer cependant que sa compagne, Nadejda, s’en échappait afin que cette Voix survive. Et il y eut des jours où la survie de cette Voix ne tenait plus qu’à la mémoire de cette femme, et d’une ou deux autres. « Sa vocation poétique s’imposa sans qu’il ait eu à lutte », écrit Dutli, en parlant de la réaction du père commerçant juif de la capitale, lorsque Ossip annonça qu’il renonçait aux études juridiques pour être poète. Mais elle s’imposa en un sens plus fort, à lui, aux contemporains, et même aux habitants du goulag qui entendirent le poète à demi fou déclamer ses vers ou ceux de Dante dans la puanteur d’un baraquement.

Mandelstam est un poète d’apparence difficile, dont les exégètes de toute sorte se sont depuis longtemps emparés, et l’homogénéité de son texte, prose et poésie confondues, compose comme une unique tunique poétique. Dutli convoque à la barre tous les textes de Mandelstam, et leur trame commune éclate dans cette tunique où la vie passe le fil à l’œuvre. Dutli le dit avec pertinence : Mandelstam n’est pas, comme Kafka, Pessoa, ou Cavafy, un employé de bureau appelé à devenir un des grands poètes du siècle ; il est inapte à tout travail suivi, en dehors de la poésie il est « un incapable ». Seules ses lèvres qui murmurent les vers sont au travail.

Dutli a su écarter les ouvrages superficiels qui ont insisté sur des aspects secondaires de sa vie : un certain libertinage (énoncé par Emma Guerstein, sans doute jalouse de Nadejda), un pathos excessif (toutes les pièces de théâtre où l’on voit Nadejda et Anna Akhmatova apprendre par cœur puis jeter les vers au feu), une hypermnésie culturelle (comme chez l’école structuraliste de Tartu et certains exégètes de Harvard). Il conclut sur le tissu d’interlocuteurs providentiels que le poète mort a trouvé dans le monde : Paul Celan, Philippe Jaccottet, René Char, Seamus Heaney…

Les femmes qui l’ont aimé

Il y a la série des femmes qui l’ont aimé et pressenti son génie plus tôt que les hommes : Marina Tsvetaïeva, qui lui fera redécouvrir les cathédrales du Kremlin comme une Italie érigée mystérieusement au cœur de l’antique Moscou, et qui de lui dira, prophétiquement : « Le don céleste du chant ne te sauvera,/Non plus que la courbe hautaine de tes lèvres. » Il y eut les conversations nocturnes avec Akhmatova dans l’hiver 1917-18, la courte liaison avec Olga Vaksel, et deux poèmes magnifiques qu’elle lui inspira, déclenchant une crise conjugale, brève mais intense. Il y eut le dévouement de Natacha Chtempel, à Voronej, l’étrange et ultime idylle avec la stalinienne Iélikonida Popova, et par-dessus tout Nadejda Khazina, l’épouse, l’Eurydice, dont les Mémoires sont un des grands monuments du XXe siècle.

Ce n’est pas pour rien que le nœud se resserra autour du poète chétif mais inflexible : dès 1918 il proclame de façon sibylline « Célébrons, mes frères, le crépuscule de la liberté,/La grande année crépusculaire ». Mandelstam rassemble toute la culture européenne, antique et moderne, Homère et Dante, la Crimée et la Toscane, le Pétersbourg de 1917 et la Rome de Néron, l’Arménie chantée avec ardeur et la Judée, d’où vient le peuple juif. Dans cette broderie la trame est hellène, le fil est italien, les couleurs sont juives, venues du « chaos juif », qu’il récuse. Bergson écouté à Paris, Pouchkine, dont l’amour fut inculqué par la mère, Spinoza donné par le père, les grands peintres européens – les Vénitiens ou Rembrandt – admirés à l’Hermitage, Dante dont il absorbe l’énergie phonétique avec une sorte de fascination acoustique, Goethe avec qui il rivalise pour écrire son propre Divan… Roudakov, un jeune poète, lui aussi relégué à Voronej, dit du poète à veille de sa seconde arrestation et de son envoi à la mort en goulag : « Je suis placé devant une machine à produire de la poésie. Ce n’est plus un homme, c’est Michel-Ange. Il ne voit rien, ne comprend rien. Va et vient en marmonnant… Pour quatre vers, quatre cents lui viennent aux lèvres. »

« L’équarrisseur des paysans »

Il était ambitieux et risqué de vouloir replacer ce Michel-Ange dans le contexte de la culture russe, de la poésie universelle, de la montée de la barbarie en Europe, de la machine à broyer l’humain mise en branle par celui que le poète avait osé désigner comme « le corrupteur des âmes, l’équarrisseur des paysans » et « le président de la Peste ». Dutli y réussit moins pour ce qui est du contexte culturel russe. Beaucoup mieux pour le contexte politique, donnant une fascinante esquisse du courage du poète, de son protecteur Boukharine, et de leur bourreau commun, Staline. Les citations des lettres au père sont émouvantes et jalonnent tout le livre.

Certaines fontaines changent en or tout ce qu’on y plonge. Tel est le cas avec Mandelstam. L’Arioste, un cocher de Pétersbourg, Charlot, un simple fenil de kolkhoze sortent de cette fontaine de poésie déifiés.

« J’ai dressé l’échelle et puis
J’ai grimpé au fenil hirsute
Et humé le poussier des étoiles lactées,
Humé la teigne de l’espace.
Le grand chariot dételé
S’étale en travers du monde,
L’antique chaos du fenil
Me chatouille, me saupoudre. »

Ces vers datent de 1922, leur rayonnante joie se retrouvera même au cœur noir de l’épreuve, à Voronej, la ville de la seconde relégation, et qui fut, elle aussi, trempée dans la fontaine magique par la magie des trois Cahiers de Voronej. Confiant son œuvre aux étoiles, le poète qui attend la mort lance ce tragique et enfantin appel :

« Ô combien je voudrais,
Inaperçu de tous,
M’envoler en suivant un rayon
Là où je ne suis pas. »

Georges Nivat