Le Temps - Soutine, toute une vie en 24 heures, par Lisbeth Koutchoumoff

 Le Temps - Soutine, toute une vie en 24 heures, par Lisbeth Koutchoumoff
17 septembre 2016

Soutine, toute une vie en 24 heures

Un corbillard noir traverse lentement la campagne française. À l’avant, deux employés des pompes funèbres, un peu mal à l’aise. Pour la première fois, ils transportent un homme vivant, très mal en point, mais vivant. Il s’agit du peintre Chaïm Soutine, allongé à l’arrière à la place du cercueil. À ses côtés, sa compagne Marie-Berthe, ancienne muse de Max Ernst.

En ce 6 août 1943, l’étrange convoi doit relier Chinon, au bord de la Loire, à Paris, par les petites routes, au sus et à la barbe des patrouilles allemandes et des milices françaises. But du périple : une clinique où le peintre à l’agonie doit être opéré d’un ulcère.

Le Dernier Voyage de Soutine, du Suisse Ralph Dutli, commence quand le corbillard se met en branle, entre envol de pigeons et parfum de tilleul. Le lecteur ne sait pas encore, à ce stade, la puissance du kaléidoscope d’émotions, de couleurs, de visions qui va se déployer durant le lent cheminement. Il ne sait pas non plus que, bientôt, le fourgon mortuaire s’envolera et que Soutine, dans le délire de la fièvre et de la morphine combinées, verra sa vie défiler, du shtetl misérable de son enfance biélorusse aux années fastes parisiennes, quand Montparnasse était le cœur battant du marché de l’art.

À vol d’oiseau

Ainsi, ce corbillard anonyme traverse des villages et des bourgs, un jour entier, vingt-quatre heures, sans que personne ne sache qui gît à l’intérieur. Et le peintre, de son côté, ne voit rien des paysages qui défilent « dans la pénombre de la Citroën, protégé par des rideaux gris qui ondulent », et tout entier habité par les souvenirs qui s’imposent de plus en plus, à mesure que les drogues font refluer la douleur.

À la vie de Soutine vient ainsi se superposer l’allégorie de toute vie humaine lancée sur les routes, entre douleurs et bonheurs, jusqu’à la destination finale. « Personne ne connaît la route. Nul ne l’apprendra jamais. » Et c’est tout le livre qui fonctionne par flux, dans un jeu de construction époustouflant qui emprunte au rêve la fluidité et la clarté. Vite, le lecteur comprend que c’est lui qui se tient allongé dans « l’utérus noir » du corbillard et que, bientôt, sur les ailes de Soutine, il va pouvoir regarder son existence « à vol d’oiseau ».

Par-dessus les époques

Dans la course des souvenirs, les images défilent comme les paysages à la fenêtre d’une voiture. Les temps coulent, débordent et se moquent de la chronologie. En poète, musicien et coloriste, Ralph Dutli ponctue sa toile et partition de leitmotivs qui sont comme les passerelles que les rêveurs empruntent pour sauter par-dessus les époques, les frontières, traverser les murs, les parois ou les rendre transparents : un son, une couleur, un nom et Soutine allongé dans le corbillard passe d’une pièce du puzzle à une autre et reconstitue une vie menée pour peindre, pour traquer le vivant par la couleur, pour dire le bigarré des êtres, surtout les plus faibles, les commis, les apprentis, les enfants déjà traversés par l’angoisse. Ses paysages sont biscornus, ses personnages aussi et la couleur qui tonne. Les maisons semblent bouger, les mains parlent.

Henry Miller

C’est le Montparnasse des années 1910 qui se déploie, l’arrivée d’un Soutine émerveillé à Paris, capitale mondiale des arts ; la vie à La Ruche, célèbres ateliers pour peintres. Il fuit la misère du shtetl de son enfance près de Vilnius, il fuit le rejet violent des siens qui ne veulent pas d’un peintre qui enfreint l’interdiction religieuse de la représentation, il fuit les pogroms sans imaginer que vingt ans plus tard il devra fuir les nazis. Henry Miller veut interviewer Soutine pour un magazine américain. Le peintre n’aime pas parler et n’ouvre pas la bouche. Ses amis répondent à sa place.

Tout jeune, la douleur devient pour lui une compagne intime. L’ulcère produit ses premiers effets. Et tout le roman est placé sous ce signe de la Douleur comme une image de la condition humaine. Le corps du peintre est comme occupé par une présence étrangère, ce mal qui ronge et vrille et lance. Dans les délires du peintre, tapi au fond du corbillard, les entrailles malades et la France occupée par l’armée nazie se mêlent, flux vermillon et sang de bœuf.

Mais avant la débâcle personnelle et générale, Soutine a connu les fastes du succès grâce à l’œil d’un collectionneur américain, le docteur Barnes. Le peintre aurait pu partir pour l’Amérique mais ne le fera pas à cause d’un mélange d’émotions, de colères et de peurs qui donne sa couleur aux destinées.

La crise de 1929 et la Seconde Guerre mondiale brisent l’élan. Gerda, juive allemande, bel amour du peintre, se présente au vélodrome d’Hiver et n’en reviendra pas. L’étau se resserre autour du peintre. Caches, déménagements, fuite près de Chinon avec Marie-Berthe, l’ancienne égérie des surréalistes.

Comme un livre gigogne, Le Dernier Voyage de Soutine déplie, en peu de pages, une richesse d’images et d’émotions insoupçonnées. Premier roman de Ralph Dutli, célébré comme traducteur et biographe d’Ossip Mandelstam, il est, sans conteste, l’une des plus éclatantes et l’une des plus marquantes réussites de cette rentrée littéraire 2016.

Lisbeth Koutchoumoff