Les Inrockuptibles - Voyage en Italie

 Les Inrockuptibles - Voyage en Italie
20 juin 2012

Voyage en Italie 

Louée par Virginia Woolf, portée de nombreuses fois à l'écran, son œuvre jouit d'une notoriété discrète. Dans ce premier roman publié en 1905, E.M. Forster impose avec force les thèmes qui l'obsèdent : exotisme et passion amoureuse. Une précieuse redécouverte.

« Le plus tolérant des satiristes – un noyau d'incandescence. » À eux seuls, les mots de Virginia Woolf œuvreraient à la gloire de n'importe quel écrivain. E.M. Forster n'est pas le premier venu mais son rayonnement se brouille, s'étiole dans quelque horizon indécidable. Plus rationnel que James, moins sensualiste que D.H. Lawrence, ses contemporains, l'écrivain a surtout raté, ou feint de rater, le virage moderniste pris à deux cents à l'heure par l'auteur de Mrs Dalloway au même moment.

Dans un essai qu'elle lui consacre en 1927, son amie lui en fait d'ailleurs le doux reproche : Forster fait trop de concession au réalisme, manque de radicalité, n'est pas assez expérimental. C'est pourtant à lui en priorité qu'elle donne à lire ses manuscrits, recopiant des pans entiers de lettres qu'il lui a adressées à la publication des Vagues. Leur complicité surpasse le cadre du groupe Bloomsbury, ce cercle très privé datant de leurs années à Cambridge.

Aujourd'hui, Forster fait figure d'écrivain négligé. Remis à la page par les nombreuses adaptations cinématographiques dont ses livres font l'objet, un flou persiste. Dans son excellente préface, Catherine Lanone note que Forster était comparé par ses camarades du Bloomsbury à un papillon voletant çà et là. Un être mobile, virevoltant, partagé entre l'ici et l'ailleurs.

À l'origine de son œuvre, ce désir de mouvement, ce virus du voyage, contracté selon toute vraisemblance lors d'un séjour en Europe. Âgé de 22 ans, ce jeune diplômé du King's College de Cambridge découvre l'Italie et, selon la formule consacrée, en tombe amoureux. Elle fournira le décor d'Avec vue sur l'Arno, autour de l'éveil sentimental d'une jeune Anglaise à Florence, et avant cela d'un tout premier roman, publié en 1905 sous le titre Where Angels Fear to Tread (« Là où les anges n'osent s'aventurer ») – rebaptisé plus tard, selon le vœu initial de l'auteur, Monteriano.

La bipolarité spatiale de Forster, à l'œuvre dans tous ses romans (même Howards End induit une forme d'exotisme dans la campagne anglaise opposée à la ville), prend déjà ses aises. Par une suite de trajets vifs, impérieux, parfois contradictoires, une poignée de personnages aux destins noués vont établir cette géographie forstérienne, héritée des romantiques (Byron, Shelley) et fixée chez James (Les Ailes de la colombe) : le petit monde conformiste, raffiné et perverti, de la bourgeoisie anglaise, et l'Italie où s'entremêlent beauté suave, liberté et sauvagerie.

Ce paradis réglé comme un lieu de perdition, Lilia, jeune veuve charmante et écervelée, sera la première à en faire les frais. Expédiée en Toscane par sa belle-famille lasse de ses excès, elle y débusque l'amour. Sa passion pour un fils de dentiste opportuniste lui vaut d'être répudiée par les siens avant de découvrir que son bonheur n'était qu'illusion : affranchie de la doxa de son milieu, elle se heurte à une microsociété religieuse et machiste. Fin des rêves d'innocence. Et d'un voyage initiatique auquel Forster donne un terme curieusement amer. Son constat est terrible : nul trajet d'une culture à une autre ne saurait s'affranchir des barrières qui régissent les rapports humains. Barrage social, culturel, flatté par les liens du sang et le réflexe clanique – tel sera le désenchantement à l'œuvre dans son roman majeur, Route des Indes, combiné aux affres du colonialisme.

À ce titre, le portrait que Forster dresse de la famille Herriton, pur produit de l'Angleterre victorienne, est un bijou de douce hargne satirique. Harriet, la fille, « avait gobé d'un seul coup toutes les vertus cardinales et n'arrivait pas à les digérer », « décoch[ant] toujours les lieux communs comme des épigrammes ». Quant à son frère, Philippe, « ceux qui voient les signes du destin dans la bouche et le menton secouaient la tête en le regardant ».

Ce sera pourtant à leur tour, dans une deuxième partie, de faire ce périple vers l'ensorcelante cité médiévale, accompagnés de l'étrange et fascinante Miss Abbott.   Un voyage motivé cette fois par la peur du scandale qui débouchera sur un kidnapping. Plus confuse et plus sombre, cette suite fonctionne comme une histoire autonome prise dans la spirale du drame. Forster entraîne ses personnages au bout de leur mécanique froide, sans échappatoire. « Cœurs sous-développés » maintenus en vie dans une bulle de conventions et de faux-semblants, ils butteront sur une forme de révélation belle et basique.

Dans un roman autobiographique rédigé en 1913 mais paru après sa mort, Forster révèle son homosexualité. Maurice parle de garçons, de sexe, de désir, faisant état d'une société qui en bloque la réalisation. La pudibonderie, comme les autres interdits, doit pourtant être transgressée pour libérer un air respirable – vivable. C'est le message de ce coming-out posthume. La croyance brute qui innerve tous les romans de Forster. La passion seule, combinée au voyage, permet d'exploser le carcan social pour enfin accéder à la vie, la vraie. Même si cet élan recèle un danger : sa propre vie en sacrifice.

                                                                                                    Emily Barnett