Les Lettres françaises - L'écrivain et son double

 Les Lettres françaises - L'écrivain et son double
09 mai 2009

L'écrivain et son double

Les éditions Le Bruit du temps ouvrent leur catalogue avec une nouvelle de  Mandelstam publiée en 1930 dans la revue Commerce et depuis lors  complètement oubliée. Le nom Le Bruit du temps étant emprunté à un  poème de Mandelstam, cet hommage allait de soi.

La nouvelle est une rareté : c’est le seul récit fictionnel en prose de  Mandelstam, dans une traduction de grande qualité due à la collaboration du  jeune auteur français proche du surréalisme Georges Limbourg, et de  l’aristocrate écrivain russe Svyatopolk-Mirsky.

Le Timbre égyptien introduit immédiatement le lecteur dans le monde  familier des humiliés et des offensés de la littérature russe. L’espace est la  ville de Saint-Pétersbourg déformée par le prisme du surréalisme. Le temps  est celui de la violence et de l’anarchie entre les deux révolutions de 1917.  Le récit relate une journée de la vie du héros Parnok, lancé dans deux  intrigues : récupérer ses vêtements mystérieusement en possession de  Krzyzanowski, un capitaine des gardes à cheval, et empêcher la foule de  lyncher un pauvre petit homme, comme lui-même, accusé d’avoir volé une  montre. La journée de Parnok consiste en une course haletante à travers la  ville, avec des étapes chez le tailleur, le barbier, le dentiste, à la  blanchisserie, avec de multiples rencontres : la ville se meut en un univers 
fantastique par le jeu d’une orgie de métaphores.

Mais l’intrigue (pas aussi cohérente qu’il y paraît à la première lecture) ne  constitue pas l’essentiel. Le Timbre égyptien, et c’est l’origine de son  intérêt, se rattache à la tradition littéraire russe par la reprise du thème du  double (le Double, de Dostoïevski, ou le Nez, de Gogol), où un misérable  petit héros dédoublé est confronté à l’hostilité du monde incarné par son  double. Parnok appartient à cette lignée. Il rêve d’obtenir une situation dans l’administration sans y parvenir, tandis que Krzyzanowski, lui, a réussi au service du gouvernement et, comme le dit la blanchisseuse, est un héros ; il est timide et maladroit avec les femmes qui le fuient, tandis que Krzyzanowski est accompagné d’une jolie femme.

On pourrait également faire du Timbre égyptien une lecture autobiographique. Le choix des lieux et des éléments pétersbourgeois renvoie à la vie de Mandelstam ; de même le choix du héros, inspiré d’un contemporain de l’auteur, Parnakh, écrivain russe exilé à Paris, lequel a plus d’un trait commun avec Mandelstam, à commencer par le physique ; de  même l’héroïsme inattendu dont fait preuve Parnok pour empêcher le lynchage du supposé voleur de montres fait référence à l’héroïsme dont a fait preuve Mandelstam en détruisant sur un coup de tête les ordres d’exécution de contre-révolutionnaires arrachés à Blumkine ; de même le choix de situer la nouvelle dans un contexte juif (le héros comme les personnages secondaires sont en majorité juifs) ; de même l’omniprésence du narrateur qui, de temps en temps, ne fait plus qu’un avec Parnok.

Enfin, l’écriture de Mandelstam retient particulièrement l’attention. Il use de « la distanciation » chère aux formalistes, en accroissant la complexité du monde perçu par une juxtaposition d’images provenant d’autres domaines, et parvient ainsi à créer quelque chose de neuf à partir de la tradition.

                                                                                                 Marianne Lioust