Les Lettres Françaises - Poétique japonaise et filtre chinois, par René de Ceccatty

 Les Lettres Françaises - Poétique japonaise et filtre chinois, par René de Ceccatty
12 janvier 2017

Poétique japonaise et filtre chinois

• Poèmes, de Natsume Sôseki, traduit du chinois et du japonais, présenté et annoté par Alain-Louis Colas, trilingue, éditions Le Bruit du temps, 400 pages, 28 euros.
• L’Esprit du haïku, suivi de Retour sur les années avec le maître Sôseki, de Terada Torahiko, traduit du japonais par Olivier Birmann et Hiroki Toura, Philippe Picquier, 80 pages, 11,50 euros.
• Cent Reflets du paysage, petit traité de haïkus, de François Berthier, Arléa, 304 pages, 19 euros.

Trois publications permettent de réfléchir sur la poétique japonaise, sur le rôle et l’esthétique du haïku et sur le lien entre la poésie chinoise et la sensibilité japonaise. Les trois approches et les trois auteurs sont assez différents, mais leur méditation et leurs créations donnent une idée générale assez complète de ce continent parfois intimidant qu’est la rhétorique japonaise. Il s’agit des poèmes « chinois » (les guillemets vont s’expliquer) du romancier et essayiste Natsume Sôseki, considéré comme l’écrivain fondateur de la modernité littéraire et l’équivalent japonais de Marcel Proust et de Henry James en subtilité psychologique. Du témoignage de son disciple, Terada, qu’il eut pour élève d’anglais dans sa jeunesse et qui n’avait que quelques années de moins que lui. Et d’un recueil poétique, d’une tout autre teneur et d’une tout autre origine, intitulé Cent Reflets du paysage, œuvre du japonologue français décédé aujourd’hui François Berthier, dont la veuve, japonaise, assure l’édition. Cette anthologie, très singulière, présente avec l’ouvrage de Sôseki un point commun, puisque Berthier écrit des poèmes dans une langue qu’il a apprise, qui n’est pas sa langue maternelle. En écrivant lui-même en japonais des poèmes, il tente de comprendre, de l’intérieur, le processus de la création, obéissant aux principes d’une poétique qu’il explique par l’exemple. Et surtout la composition et les diffférents commentaires qui l’accompagnent dressent un tableau très juste de toutes les références culturelles non seulement de la poétique japonaise, mais, plus généralement, de la sensibilité d’une civilisation qui se manifeste dans l’expression poétique, dans les rituels, dans la vie quotidienne elle-même.

De la même façon, lorsqu’il écrivit ses vers (et ce fut tout le long de sa vie, depuis sa première adolescence jusqu’à sa mort, puisque certains poèmes sont contemporains de la rédaction de son dernier chef-d’œuvre, inachevé et posthume, Clair-obscur), Sôseki employa la langue chinoise, selon un genre prisé, le kanshi, qui utilise les idéogrammes chinois (identiques à ceux qu’emploient les Japonais), mais selon un ordre qui n’est pas l’ordre japonais, et en l’absence des enclitiques grammaticaux écrits en syllabaire, qui différencient l’écriture chinoise et l’écriture japonaise. Les poèmes chinois de Sôseki, une fois admis cet artifice, copié sur des modèles classiques, ne sont pas incompréhensibles pour un lecteur japonais érudit, mais réclament une certaine acrobatie mentale. La traduction d’Alain-Louis Colas passe par une étape intermédiaire, qui est la transcription en japonais des poèmes chinois, avant de fournir la version française. Le lecteur connaissant les idéogrammes peut donc suivre très précisément le travail créateur de Sôseki. À vrai dire la version japonaise, intermédiaire entre le chinois de Sôseki et le français de son traducteur, est rédigée dans une langue elle-même un peu bâtarde, car la syntaxe japonaise n’y est pas entièrement respectée, n’y est pas totalement explicite, la phrase étant assez désarticulée et syncopée. Mais cette étape permet finalement de comprendre comment Sôseki a composé ses poèmes, qui sont à la fois le reflet de son idée de la poétique chinoise et son interprétation, sa transposition dans une situation qui lui était propre (de nombreuses allusions sont en effet faites par lui à sa vie, à ses livres, à la santé fragile qui fera un enfer de ses dernières années).

Or, ce que Sôseki a de commun avec François Berthier, toutes proportions gardées, est d’avoir voulu sortir de sa langue maternelle, pour remonter à une source. Le cas du savant français est certes plus singulier, dans la mesure où son érudition et son empathie pour la culture japonaise (que l’on pourrait presque rapprocher de celle de Lafcadio Hearn qui, installé au Japon, alla jusqu’à prendre un nom japonais, Yakuma Koizumi) sont telles qu’il en devient un extraordinaire pédagogue. Beaucoup plus qu’une anthologie poétique personnelle et plus qu’une prouesse linguistique, le livre de François Berthier est une merveilleuse introduction à l’esthétique et à la sensibilité japonaises (comme l’était en partie son traité des jardins). Dans son Esprit du haïku, Terada cite Jules Romain, référence inattendue. Le romancier critiquait, en effet, les haïkus auxquels se hasardaient quelques poètes français, pensant rejoindre leurs homologues japonais, en s’en tenant au rythme 5-7-5. Et, à juste titre, Romain faisait remarquer que, « si le résultat peut donner quelque chose comme un carnet de notes dont l’expression est, disons, un peu recherchée, on ne retrouve rien de la force du haïku japonais, ni de sa vibration, ni de son amplitude ». En fournissant un certain nombre d’éléments essentiels de l’esthétique du haïku — l’usage des termes saisonniers, les kigos, et le respect d’un certain nombre de thèmes esthétiques, wabi (dénuement), sabi (patine), fûryu (élégance détachée), que l’on retrouve dans d’autres éléments de la culture japonaise, de la vie quotidienne et de l’art —, Terada explique aux lecteurs japonais et occidentaux ce qui distingue la poésie de la notation prosaïque, jusque dans l’emploi du lexique et de la syntaxe. Avec son ami Shiki, qui passe pour l’un des maîtres du haïku moderne, Sôseki s’était soumis à une véritable discipline. Et Terada raconte, par le menu, toutes les années durant lesquelles il a côtoyé l’écrivain, même lorsque lui-même s’est orienté vers la science (il devait devenir un des grands physiciens japonais, sans jamais couper avec le monde littéraire et en cherchant même des équivalents entre les disciplines). Et il cite une des définitions que Sôseki proposait du haïku : « Un univers irradiant à partir d’un point focal comme le rivet d’un éventail qui permet de maintenir ensemble ses branches. »

Dans son « roman-haïku », Oreiller d’herbes, Sôseki avait fait part, à travers une fiction, de ses réflexions sur la peinture et la poésie japonaises, qu’il mettait en rapport à la fois avec l’art et la littérature chinois et leurs correspondants occidentaux (il évoque Shelley, George Meredith et le peintre Salvator Rosa…). À propos du haïku, il écrivait notamment, sur un ton sarcastique qui mêle profondeur de réflexion et désinvolture prosaïque : « Le poète a le devoir de disséquer lui-même son propre cadavre et de rendre publics les résultats de son autopsie. Il y a, pour cela, divers moyens. Mais le plus simple est de résumer en dix-sept syllabes tout ce qu’on trouve à portée de sa main. Les dix-sept syllabes constituent la structure poétique la plus commode à maîtriser : on peut l’appliquer aisément en se lavant le visage, en allant aux toilettes, en prenant le train. La facilité de l’usage de ces dix-sept syllabes implique celle de devenir poète : il ne faut pas mépriser cette activité sous prétexte qu’elle est trop accessible et que la poésie exige une sorte d’excitation. Je pense que la commodité est bien au contraire une vertu qu’il convient de respecter. Supposons que l’on soit en colère : la colère prend aussitôt la forme de dix-sept syllabes. Sa transmutation en dix-sept syllabes en fait la colère d’un autre. Une même personne ne peut pas en même temps se mettre en colère et composer un haïku. On verse des larmes. On métamorphose en dix-sept syllabes. On en ressent un bonheur immédiat. Une fois réduites en dix-sept syllabes, les larmes de douleur vous ont déjà quitté et l’on se réjouit de savoir qu’on a été capable de pleurer. »

On retrouve cette manière de définir la sublimation, à travers l’objectivation poétique, dans une réflexion de Terada à propos de la différence entre le haïku et le waka (dont le haïku n’est que la première partie, suivie de quatorze autres syllabes), forme plus ancienne et plus classique de la poésie japonaise. Selon Terada, le waka est plus intimement associé à la subjectivité, au « je », dès l’instant où elle est saisie objectivement, la douleur n’est déjà plus sienne ». L’auteur de waka, dit Terada, « se livre tout entier dans son poème ». Alors que, si le « je » de l’auteur de haïku « s’est agencé à quelque chose de la nature (fleurs, oiseaux, vent, lune), c’est qu’un autre “je”, au-dessus de lui, considère le premier comme un objet de connaissance ».

Le Petit Traité de haïkus de François Berthier, bien que proposant ses propres poèmes écrits en japonais, sous les deux formes idéogrammatique et phonétique romaine, puis traduits, s’adresse en priorité au lecteur français. Il s’agit vraiment d’un manuel pédagogique, qui se présente par séries de thèmes (les saisons, la flore et les oiseaux, les divinités et une sorte de « mythologies » japonaises à la Roland Barthes, qui se réfèrent aussi bien à des classiques familiers des lecteurs japonais qu’à des rituels, des fêtes, des contes, des divertissements, des pratiques quotidiennes, des proverbes). C’est donc une introduction extrêmement riche à la culture et à la vie japonaises, à travers la poétique.

Dans son essai, Terada confrontait de manière un peu caricaturale la sensibilité japonaise à la nature (l’homme en est un élément et éprouve donc un sentiment de fusion avec elle) et la perception occidentale (plus pragmatique, instrumentalisante, plus technique, visant à l’utilisation, à l’assujettissement, à l’exploitation et à la transformation de la nature) : c’est faire bon marché de tout le romantisme, sans parler de l’art pictural des paysagistes… Mais il est vrai que la nature japonaise pénètre la création poétique de façon plus intime et, aussitôt intériorisée, s’en retrouve transmuée.

Aussi le titre, Cent Reflets du paysage, est-il particulièrement bien trouvé pour cette anthologie « intérieure » de la poétique japonaise, réinterprétée et expliquée par un Français qui donne, dans des commentaires fouillés, en regard de ses poèmes, les clés culturelles permettant de les comprendre.

Sôseki avec ses kanshis transporte donc le lecteur dans un monde assez différent de celui du haïku. Dans ses quatrains chinois dont chaque vers est composé de sept caractères, il se permet des raisonnements beaucoup plus complexes que ne le permettent les dix-sept syllabes du haïku. Et le procédé poétique obéit à d’autres lois. Certes l’usage du chinois donne une très grande liberté (un flou, pourrait-on dire plutôt) syntaxique qui est évidente dans la transposition japonaise (les phrases sont lacunaires, manquant des chevilles habituelles du japonais moderne et laissant libre cours à l’interprétation). En revanche la traduction française est beaucoup plus articulée et le traducteur a pris une certaine distance avec l’original, pour le rendre plus immédiatement compréhensible et ôter les ambiguïtés inhérentes aux incertitudes grammaticales de l’original chinois. Les conceptualisations abstraites de la version française sont plus précises que l’original chinois et que sa transcription japonaise et les raisonnements deviennent plus logiques. Mais il n’y avait pas d’autre moyen de rendre ces poèmes accessibles au lecteur français. Sôseki aimait, dans ses romans les plus raffinés et dans ses analyses les plus sophistiquées, user d’une certaine brutalité de ton et souvent ses développements psychologiques les plus complexes partaient de situations très prosaïques, très triviales (contrairement à Henry James qui élevait immédiatement le débat). On retrouve ce contraste qui n’était pas rare dans la poésie chinoise qu’il prenait pour modèle. « Mon talent semble un vieux bidet poussif autant qu’ombrageux, / Mon savoir tient de la dépouille d’insecte mince et vide. // Il me restera ce faible pour les brumes du voyage. / Jugeur de fleuves et de montagnes, je dors sous le chaume. » Mais bien entendu, Sôseki utilise aussi souvent la poétique chinoise pour des tableaux oniriques et visionnaires qui dotent cet étonnant recueil d’une dimension assez miraculeuse :

« Il est détruit, le gigantesque édifice de mirages, / Par l’énorme vague qui reflue vers le palais lunaire. // Un gros poisson privé du langage, tout au fond de l’eau ; / Un fier rapace prêt à l’essor, bien droit sur son rocher. »

Le choix des termes français a toujours posé un problème pour les traducteurs des romans de Sôseki, car le japonais dont il se sert n’était pas complètement conceptualisé. Angliciste, Sôseki avait en tête un certain nombre de concepts qui n’avaient pas encore trouvé leur équivalent dans sa langue maternelle. Il usait donc de périphrases ou de termes un peu vagues, mais le contexte permettait de comprendre ce qu’il pensait. Un des poèmes tardifs (1910) donne une idée du travail du traducteur, plus considérable encore, pour transcrire la pensée de Sôseki : « Notre monde est bien celui de l’affairement, / Nous sommes soumis au vent de ce monde-là. // Automne serein, tristesse des tempes blanches ; / Corps dépérissant, souvenir du temps vermeil. // Suivons des yeux l’oiseau, le ciel est sans limites ; / Scrutons les nuages, la Voie n’a pas de fin. // Pour survivre, il me reste ces os si précieux. / N’allons point les user inconsidérément. »

On peut s’interroger sur la démarche assez « mallarméenne » de Sôseki dans ce recueil. Choisissant une langue chinoise réinventée, faisant abstraction d’éléments syntaxiques japonais, il concentrait extraordinairement son expression et donnait à sa pensée ou à ses images une forme compacte, hermétique, à mi-chemin entre la condensation énigmatique de la vision onirique et la réflexion méditative. Il propose aux lecteurs de ses romans, dont l’intrigue était parfois très mystérieuse et allusive, parsemée de symboles, d’allégories, de périphrases, d’analogies secrètes, de véritables anamorphoses narratives (ce qui justifierait le rapprochement de la Coupe d’or de James, par exemple, avec Clair-obscur).

Vingt jours avant de mourir, il écrivait dans ce chinois qui lui était propre et dont le traducteur explicite en notes les échos mystiques : « l’espace et la terre immenses ne sont que détachement. // Les indistinctes couleurs du soir, la lune sur les herbes ; / Les confuses voix de l’automne, le vent parmi les bois. // La vue, l’ouïe, je les oublie, le corps aussi, je le laisse. // J’ai tout le ciel pour chanter mon “Poème d’un blanc nuage”. »

René de Ceccatty
n° 144