Libération - Cahier Livres - D.H. Lawrence, le cactus anglais

 Libération - Cahier Livres - D.H. Lawrence, le cactus anglais
07 juin 2012

D.H. Lawrence, le cactus anglais

Des mêlées de choc 

Avec D.H. Lawrence, tout le monde met les doigts dans la prise : auteur, lecteur, personnage. Le courant est brutal, survolté. Il secoue le trio comme un vieux frisson sous la peau, comme les vipères dans la nature anglais : « Son cœur retournait à l'esprit sauvage et primitif des lieux : son intérêt pour les dieux anciens, les antiques passions évanouies, les serpents au sang froid qui apparaissent soudain et sifflent de colère avant de s'enfuir sous ses pas, le mystère des sacrifices sanglants, toutes ces sensations intenses et aujourd'hui perdues des peuples primitifs qui habitaient ces contrées, bien avant l'invasion romaine, et dont les ardeurs faisaient encore vibrer l'air ambiant. Le bouillonnement de sombres passions perdues qui bouillonnaient encore. La présence invisible des serpents. »

C'est ce que cherche Lawrence dans sa vie en Angleterre, en Italie, en Australie, en Arizona, au Mexique, dans son amour brutal et lucide des Indiens. C'est ce qu'il fait passer dans les mots. C'est la lutte que partout il impose à ses créatures, à ses lecteurs. Fils de mineur, mort de la tuberculose en 1930 à 45 ans, le premier romancier britannique de son temps, l'auteur de L'Amant de lady Chatterley et de tant de livres qui mordent et exagèrent, n'est plus beaucoup lu, ni apprécié, comme s'il était mort, au fond de la mine, avec un message qu'on a le plus souvent lu de travers, ou qu'on préfère ne pas relire. Pourquoi ?

Parce que le corps et l'esprit sont dans le sac, comme Géronte, secoués et bastonnés par d'inflammables Scapin : la nature, la guerre, la famille, le sexe, la puissance primitive du désir contrariant. Ce qui attire les personnages les exaspère, ils se cabrent devant l'obstacle sensuel et physique. S'ils y cèdent, comme ils le doivent, ça ne les libère de rien : pas de libertinage, pas de démocratie, pas d'individu roi. Au contraire : la vie du corps doit reconduire l'homme vers une totalité qui lui échappe et le dissout. L'effort, la résistance, la soumission, la brusquerie, débordent sans cesse. La prose, comme la vie, gaspille son énergie.

Résultat : on est aux antipodes du petit style sobre contemporain, de son efficace blancheur puritaine, de sa soumission aux faits. Hemingway trouve que Lawrence écrit « avec l'intelligence d'un maître d'hôtel », Maugham y voit « un cas pathologique ». Lawrence n'aime pas leurs maîtres, Flaubert, Maupassant, ni leur descendance américaine sous atelier d'écriture. À un jeune auteur, il écrit : «  Votre nouvelle est un bonreportage, elle sait remarquablement rapporter les faits. Mais là où il devrait y avoir du sentiment vivant, il n'y a que du vide : aussi vide que l'est l'Américain ordinaire. » Le troisième tome de ses nouvelles, retraduites et publiées par Le Bruit du temps dans l'ordre chronologique (deux autres volumes suivront jusqu'en 2015), est un corral de sentiments vivants, à vif.

Chic rugueux. Lawrence rue dans nos lits et nos brancards. Sa violence vit dans les répétitions, les courts-circuits digressifs, cette manière qu'il a de nous prendre à partie et à témoin des pulsions, des passions, des interactions. « Rien d'autre que le toucher, l'étincelle du contact, écrit-il dans Matins mexicains, republié avec des textes inédits dans une édition où des photos en panama et costume blanc rappellent le chic rugueux de l'écrivain. Cela, et rien de plus. Cela qui est le plus insaisissable, et n'en est pas moins le seul trésor. Qui est là, n'est plus là ; l'indice même, pourtant. »

Chaque nouvelle est l'étincelle d'un contact, de plusieurs contacts. Pleine d'humains sous tension qu'il faut fouetter, monter, dresser, lire, abandonner. On sait par son amie Katherine Mansfield, effarée, qu'à l'issue de scènes spectaculaires, Lawrence cognait parfois sur sa femme, Frieda von Richthofen (la cousine de l'as de l'aviation allemande). Frieda ne détestait pas, elle en rajoutait même. C'était la femme de sa vie et la nature de leur couple, comme c'est la nature de son style. Nul n'a créé des personnages féminins aussi puissants, attachants, agaçants, dominants, récalcitrants, soumis, que l'auteur de Chère, ô chère Angleterre. Nul ne les a aussi mal et bien traités. Ce n'est ni élégant, ni respectable ; c'est vivant. Ce qu'il écrit en 1925 à propos de son futur roman mexicain, Le Serpent à plume, vaut pour chacune de ses nouvelles : «  Quiconque me lit sera au beau milieu de la mêlée, et si ça ne lui plaît pas – s'il veut une place tranquille dans le public – qu'il lise quelqu'un d'autre. »

Chère, ô chère Angleterre évoque surtout des mêlées intimes – celles du couple – pendant la grande mêlée : la Première Guerre mondiale sert de cadre ou de destin à la plupart des récits. Ils sont écrits comme en direct, au cœur et non au-dessus de cette mêlée qu'il déteste. Le conflit à la violence enrégimentée marque, pour lui, la fin de la civilisation occidentale, sa disparition massive et cafarde dans « les ténèbres sans loi de la guerre ».

La nationalité allemande de sa femme n'arrange pas ses affaires, ni avec les autorités ni avec leurs voisins. On lui refuse un passeport pour s'en aller. Après la guerre, il rejoindra l'Italie, Ceyman, l'Australie, puis le Mexique.

Dans le texte qui donne son titre au recueil, la tranchée conclut l'impasse d'un couple par la mort du mari, celui qui affronte aussi bien sa femme que les serpents. Il tire des obus : « Quand la voix de l'officier claqua de nouveau au-dessus de sa tête, il réagit mécaniquement à la vitesse de l'éclair. Le mécanisme bien huilé de l'obéissance du soldat à son poste. L'action si purement mécanique du canon. L'âme n'y prend aucune part, elle rumine dans les ténèbres de son dénuement. Au bout du compte, l'âme est solitaire, elle fait face à une vague qui ne vient de nulle part, comme un oiseau survolant la mer. » Les deux dernières phrases donnent le thème de L'Homme qui aimait les îles, écrit en 1926, quatre ans avant sa mort à Vence : l'histoire d'un misanthrope qui achète une île, puis une autre, puis une autre, de plus en plus petites et nues, pour rejoindre les forces telluriques et en mourir, sous la neige qui confond la terre, la mer et le ciel.

Egbert, l'homme de « Chère, ô chère Angleterre », est « une rose authentique. Une éducation ancestrale avait spontanément fait naître en lui une délicieuse passion. Il n'était pas particulièrement brillant, pas même doté d'une sensibilité spécifiquement “littéraire”. Non, mais l'intonation de sa voix, les mouvements fluides de son corps élégant, la fine texture de sa peau et de ses cheveux, la courbure délicate de son nez, l'éclat vif de ses yeux bleus tenaient sans mal lieu de poésie. » Lawrence décrit les hommes et les femmes de la même façon, dans une égalité absolue du regard, unie par le corps et les ruades. Dans une nouvelle, des employées de tramways emprisonnent le contrôleur qui les a séduites et quittées une à une.  Elles l'attachent et le battent en lui criant : «  Laquelle de nous veux-tu épouser ? » C'est Boulevard de la mort, de Quentin Tarentino, dans le monde des tramways ouvriers. Ces femmes sont réjouissantes, sans être sympathiques. Lawrence leur donne la force et l'autonomie, mais ne leur fait grâce de rien.

Obus. L'épouse d'Egbert, Winifred, l'aime « comme on vénère un être supérieur ». Mais, avec l'arrivée des enfants, si elle l'aime encore, « c'était comme un jeu. Elle se découvrait soudain animée par un sens presque primitif du devoir et de la famille. Avant son mariage, c'est à son père qu'allait sa première allégeance : il était le pillier, la source de vie, l'indéfectible soutien. Et maintenant, un nouveau maillon était venu s'ajouter à la chaîne du devoir : son père, elle-même, et sa fille. » Si bien qu'Egbert, le faible et racé Egbert, n'est plus qu'un homme en trop, certes aimé, mais « qui ne représentait absolument rien ». C'est la névrose d'une famille moderne. La femme lutte contre un désir qui l'embarrasse – pourquoi désirer ce qui ne représente rien ? C'est par lâcheté, et non par courage, qu'Egbert accepte de partir à la guerre : « Une vilaine petite expression apparut sur son visage, celle d'un homme résolu à sa propre déchéance. » Quelle femme pourrait pardonner ça ? La mort d'Egbert sous l'obus, on dirait que l'écrivain l'a vécue. L'imagination de Lawrence est un coup de sabot né d'une vision. De ce recueil, Orwell disait : « Ses nouvelles sont des sortes de poèmes lyriques, nés de la contemplation d'êtres humains inconnus, énigmatiques, et d'une vison soudaine, intensément imaginée, de sa vie intérieure. »

Souvent, Lawrence s'inspire de la vie de ses amis. L'histoire d'Egbert et de Winifred ressemble à celle de la fille de ses hôtes, Madeleine, en 1915. Au moment où il l'écrit, le mari de Madeleine, Perceval Lucas, le modèle d'Egbert, n'est pas encore engagé. La nouvelle devance l'événement : il meurt en 1916 sur le front. L'apprenant, Lawrence écrit : « Je ne savais pas qu'il était mort. Plût à Dieu que cette histoire fût engloutie au fond de la mer avant d'avoir jamais été publiée. Pourtant il me semble qu'un homme doit trouver une nouvelle expression, donner un sens nouveau à sa vie, sinon les femmes le rejetteront et il ne lui restera qu'à mourir. » Madeleine ne lui pardonna jamais d'avoir écrit ce récit.

Dans une autre nouvelle, « Le dé à coudre », Lawrence décrit une splendide jeune femme inquiète, capricieuse, égoïste, à l'intelligence survoltée. Elle attend son mari, à peine connu, qui revient de la guerre affreusement défiguré. Au moment où il entre, elle vient de trouver un dé à coudre en or dans les replis du canapé. Elle joue avec le dé et l'observe pour ne pas regarder celui qui parle, et dont la voix semble émaner « d'une tête sans bouche ». Elle finit par lever les yeux. Bouche enfoncée, lèvre arrachée, bas du visage comme absent, reste le regard : « Il avait les yeux d'un petit garçon qui a été malade, bleus et absents, comme s'ils avaient perçu sa présence de très loin mais étaient devenus aveugles. Il paraissait perdu dans le lointain, pareil à un enfant qui aurait déjà un pied dans la mort. Et au fond de son âme, elle comprit qu'il attendait confusément de savoir, sur la ligne de démarcation entre lumières et ténèbres, s'il devait passer du côté de la vie ou reculer. » Le modèle de la jeune femme est une amie intime de Lawrence, lady Cynthia Asquith, belle-fille du Premier ministre britannique avant-guerre, dont le mari revint traumatisé, mais non défiguré, de la guerre. L'écrivain la comparait à une « radieuse beauté du quattrocento », mais, pour la nouvelle, il s'est servi d'un portrait du peintre John Sargent, où elle se trouvait, lui écrit-elle, « la femme la plus ignoble que j'aie jamais vue ».

« Aura ». Parfois, c'est un rêve qui l'inspire. « Un paon en hiver » conte l'histoire d'un homme qui traduit à une paysanne une lettre que son mari, de retour du front, vient de recevoir : une Flamande lui rappelle qu'elle vient d'accoucher, qu'elle l'aime et qu'elle l'attend. La jeune paysanne ricane à côté de son paon favori. Quelques jours plus tard, l'homme qui a lu la lettre retrouve l'oiseau se débattant dans la neige. Il le sauve, le réchauffe et le ramène à la paysanne, pour apprendre que le mari aurait préféré l'abattre. Une lettre du 3 juin 1918 à lady Asquith nous apprend que Lawrence a rêvé d'un paon. C'est son rêve d'Athalie. Il allait à une foire quand, écrit-il, « j'ai entendu des pleurs étranges et persistants, et, levant la tête, à peine au-dessus de moi, mais sans que je puisse les atteindre, j'ai vu deux chiens pâles et tachetés accroupis dans l'air, déchiquetant un oiseau qui pleurait très fort. Je me suis précipité en tapant des mains, les chiens ont fui et l'oiseau est retombé à terre. C'était un jeune paon, ravissant et entièrement bleu comme l'est le cou d'un paon. […] Une femme est sortie en courant d'un cottage, a pris le paon et a dit que ça irait. Ce rêve est, d'une manière indirecte, lié à votre “aura”, mais je ne peux pas l'interprêter. »

Il s'est contenté d'en tirer une nouvelle où, dans la queue de l'oiseau, apparaissent encore et violemment la nature, le désir, la malédiction acceptée du couple, le fantôme de la guerre, et ce génie qui, perçant par choc et résistance les pays et les êtres qu'il croise, faisait dire à Octavio Paz : « Avec une fantaisie puissante, aidé par des sens d'une finesse extrême, et aussi par l'enthousiasme et la colère, les deux ailes de sa prose, il a deviné la dimension mytique du paysage mexicain, sa géographie abrupte qui cache dans chaque cratère éteint et dans chaque gouffre vert une puissance surnaturelle […]. Matins mexicains vaut davantage que n'importe quel traité de psychologie », et chacune de ces nouvelles également.

                                                                                               Philippe Lançon