Libération - Chaïm Soutine, une palette de douleurs, par Virginie Bloch-Lainé

 Libération - Chaïm Soutine, une palette de douleurs, par Virginie Bloch-Lainé
18 novembre 2016

Chaïm Soutine, une palette de douleurs

Le roman biographique du peintre mort en 1943 par Ralph Dutli.

Est-ce que le peintre Chaïm Soutine eut droit à quelques heures de sérénité une fois dans sa vie ? Jusqu’à sa mort à 49 ans, en août 1943, il semble que cet homme n’ait connu que le désarroi et la douleur. Douleur à l’estomac à cause d’un ulcère avec lequel il entretient un long compagnonnage et qui finit par le tuer ; peur au shtetl, à cause des pogroms et d’une religion qui interdit la représentation, donc la peinture. Angoisse à Paris où il arrive en 1913 affamé et misérable. Une trentaine d’années plus tard, le nazisme et Vichy alimentent sa frayeur. Les Allemands connaissent Soutine et le cherchent.

Dans la biographie romancée du peintre écrite par Ralph Dutli, la nécessité pour Soutine de se cacher sans cesse est racontée. Mais une seconde course-poursuite lui fait concurrence : celle du fourgon mortuaire qui transporte en urgence Soutine dans un état quasi cadavérique entre Chinon, où il est réfugié, et une clinique parisienne où il sera opéré et mourra. Le romancier imagine que pendant le voyage qui précède l’extinction finale, Soutine délire. Le texte épouse ses torsions et ses hallucinations, rythmées par le ballottage du véhicule. Le peintre en pensées « poursuit sa remontée à travers les quarante-neuf années de sa vie », et cette chronologie désordonnée est celle du livre, comme structuré par des plaques d’inquiétude qui se chevauchent. Le procédé nous imprègne de l’intranquillité de Soutine, et nous regardons Paris d’un œil neuf, de son œil à lui, entre les années 1910 et les années 1940. Ralph Dutli est un spécialiste de Mandelstam, autre juif de l’Est traqué. Au rang des différences qui séparent les deux artistes se trouve l’estime qu’ils avaient pour leur propre travail : Soutine brûlait ses toiles.

Montparnasse

Soutine naît en 1893 à Smilovitchi, un village voisin de Minsk. Il est l’avant-dernier de onze enfants. Pour le punir de peindre, le boucher le tabasse à l’arrière de son magasin. L’épisode a traumatisé Soutine et Dutli le rejoue. Une vraie boucherie, qui serait à l’origine de la dureté des toiles à venir. À Paris, Soutine rencontre Chagall : dans sa peinture, « Chagall a trimballé son shtetl jusqu’à Paris », écrit joliment Dutli, tandis que l’imagination de Soutine efface «l’enfance maudite». Montparnasse est alors la capitale de la peinture. Modigliani présente à Soutine son marchand, Leopold Zborowski. « Quel est le fou qui a peint ces tableaux, s’exclament les clients », en visite chez « Zbo ». Car « les toiles sont les sœurs suppliciées des paysages ». Elles représentent « des arbres recourbés comme des poulpes avec leurs tentacules », des maisons de guingois. Les visages sont distordus : les toiles rappellent le Cri de Munch. Charlot a droit à son portrait.

Coquet

En 1919, Soutine qui ne vend rien part à Céret, dans les Pyrénées-Orientales : il hait le village. De toute façon, Soutine est mal partout ; peu d’amour, dans sa vie. Il vit néanmoins une parenthèse enchantée qui fait de lui un homme riche à la fin des années 1920. Dutli le décrit alors tout de même pas guilleret, mais coquet. Sa cote monte grâce à l’Américain Barnes. Le pharmacien, qui doit sa fortune à l’invention d’un antiseptique, manifeste un enthousiasme si vif pour Soutine que Zborowski n’en revient pas, et le face-à-face entre ces deux hommes dont les goûts ne concordent pas, vu par Dutli, ressemble à une scène comique chaplinesque. Barnes achète cinquante-deux de ses tableaux, Elie Faure sera un autre soutien. L’historien d’art admire « la religion de la couleur » chez Soutine, maître du rouge, capable d’organiser « un festival débridé de rouge, vermillon, carmin, pourpre, amarante, cerise, garance, écarlate, rubis ».

Malgré les toiles détruites par le peintre et celles parties avec Barnes aux Etats-Unis, il reste une belle collection de Soutine au musée parisien de l’Orangerie. Elle appartenait au marchand d’art Paul Guillaume. La toile qui orne la couverture du roman en fait partie. Elle fut peinte à Cagnes. Y figure « un minuscule petit bonhomme à pied, à peine identifiable, qui marche en titubant vers son malheur ».

Virginie Bloch-Lainé