Libération - Poèmes sous la neige, par Claire Devarrieux

 Libération - Poèmes sous la neige, par Claire Devarrieux
28 novembre 2015

Poèmes sous la neige

Aux confins de la Russie finlandaise, dans une maison de repos pour écrivains, la romancière Lydia Tchoukovskaïa part à la rencontre de ses souvenirs de 1937

Ce pourrait être une romancière anglaise invitée en Finlande au mois de février. Elle entrevoit le pire, l’humidité des maisons de campagne, l’inconfort. Et puis elle est soulagée quand elle arrive, dans la voiture envoyée par la résidence, en compagnie d’un autre écrivain, un homme massif, élégant et courtois. La datcha est luxueuse. Les vingt-six jours qu’elle passera ici s’annoncent bien.

Le roman n’est pas anglais, mais russe. La traductrice qui vient se reposer, en cette fin d’hiver 1949, et qui ressemble à l’auteur, Lydia Tchoukovskaïa (1907-1996), est conquise par l’endroit : « Pour la première fois depuis la guerre, j’allais enfin vivre seule dans une chambre. Je pourrais m’asseoir à un bureau sur lequel on ne serait pas obligé de mettre le couvert trois fois par jour. » Elle aura les conditions nécessaires pour se livrer à ce qu’elle appelle « la plongée » : la rencontre « entre la mémoire et le silence », l’immersion dans une « imperméable masse d’eau » qui la protège du monde. Ce phénomène physique qu’est l’écriture d’un livre. Quand elle plonge, elle fait advenir la dernière image de son mari. Les soldats sont venus le chercher, dans l’escalier il s’est retourné pour lui sourire. Elle ignore comment il est mort. Elle rêve souvent que c’était pendant un interrogatoire.

Le mari de la traductrice, un scientifique comme celui de Tchoukovskaïa, a disparu, comme lui, en 1937, l’année des grandes purges. La sentence était « dix ans sans droit de correspondance ». C’était une condamnation à mort mais elle n’avait pas su traduire l’expression. Fusillé, alors ? Plutôt une balle dans la nuque, explique son voisin de palier, l’homme affable arrivé en même temps qu’elle. À l’époque, il était lui-même dans un camp. Il raconte de ces choses qui ramènent les suppliciés dans le monde réel. Pourtant, quand il écrit, il galvaude ses souvenirs. L’héroïne se promène dans la forêt, escortée par tous les poèmes qu’elle connaît. Au salon, les collègues jouent aux cartes ; ils disent du mal de Pasternak et des dérives cosmopolites. 1949 est une année dangereuse. L’héroïne s’emporte, décrypte à haute voix les mensonges de la propagande.

Telle était Tchoukovskaïa. En France, on connaît d’elle Entretiens avec Anna Akhmatova. Elle a écrit deux romans, dont La Plongée, à notre intention, « ces amis, ces frères futurs à qui je raconterais tout »...

Claire Devarrieux