Le Matricule des Anges - Recension par Emmanuel Laugier

 Le Matricule des Anges - Recension par Emmanuel Laugier
04 juillet 2019

Commune mesure

CHEMINS FAISANT, ANTHOLOGIE PERSONNELLE DE PHILIPE DENIS, RASSEMBLE DOUZE DE SES LIVRES. À L’ORDRE CHRONOLOGIQUE UN SUBTIL MAILLAGE DYNAMIQUE SE SUBSTITUE POUR DONNER À VOIR MOTIFS ET DÉPLACEMENTS DE CETTE ŒUVRE PATIENTE.

Poète discret, venu à la poésie dans les années 70, Philippe Denis appartient, avec Jean-Michel Reynard (1950-2013) ou Alain-Christophe Restrat (1946-2017) dont il partagea les pages de la revue Argile (1973- 1981), à cette génération d’auteurs (dans le compagnonnage de quelques aînés tels qu’André du Bouchet, Jacques Dupin), qui suspecta d’emblée l’effusion lyrique et l’emploi d’un « je » parfois impudique. John E. Jackson parle même d’une génération d’après les années 80 qui « procède dun évidement de la subjectivité. Non que le Je disparaisse, mais il se fait volontiers toile d’araignée, c’est-à-dire construction éphémère d’un réseau par lequel capturer les rares éclats de réel propres à dire sa vérité ». C’est en effet à partir de cette raréfaction du sujet et par une attention à un réel aussi imprescriptible qu’irréductible que Philippe Denis commence en écriture. Cahier d’ombres (Mercure de France, 1974), son premier livre repris, en expose tout le nouage et la recherche jusqu’à se nommer « orphelin de cette mémoire » : « Puis il y a cette mort dans l’air, trouée comme un chemin/de ronde, la docilité parfois de l’inverse/où la route se fend,//dévitrée comme une face ». La raucité tout intérieure de cette voix nue, âpre, dont le visage se divise, Philippe Denis va, petit à petit, s’en éloigner, avec Notes lentes (1996) ou Nugæ (2003) notamment, pour n’en garder que l’ironie souterraine, l’irrévérence légère et surtout une attention constante aux choses les plus fragiles, voire à tout un monde d’insectes et de papillons, de petites existences discrètes et anodines, comme dans Églogues (1986).

Chemin faisant s’ouvre ainsi, en guise d’avertissement, par ses  Divertimenti (1991), dont le titre même et la forme du « carnet de notes » appellent la grande tradition des moralistes du XVIIe siècle. On pourrait rapprocher cette pente, de plus en plus prégnante dans le travail de Denis (cf. le très savoureux Alimentation générale ou encore Petits traités d’aphasie lyrique) des carnets de notes de Jean-Luc Sarré (1944-2018). La vista généreuse des deux poètes ouvre autant un monde rendu à sa multiplicité foisonnante qu’elle dit toute la vanité et la prétention de la poésie à s’en saisir : « Vol détourneaux. En un rien de temps les feuilles ont été remplacées, la saison réduite à l’air comprimé d’une carabine ». Le « moindre est circonstance » et la circonstance la possibilité du crayon critique, dont Denis écrit qu’il est « coiffé d’une toque ». Le nuage par exemple fait son éthique et sa raison poétique. Et s’il se désenchevêtre de sa hauteur, c’est pour rappeler qu’il tombera en brume flottante à ras du bitume. Le passage inapparent, caché (unfamiliar dirait Emily Dickinson que Denis a traduite) des choses sur celles que l’on voit travaille, selon les chapitres savamment construits (selon qu’ils fassent « talon », « soulte », « brochures » ou « bibeloterie », etc.) d’Alimentation générale, à montrer aussi tout un « bric-à-brac de mots cassés, providentiels – entre arrhes et haridelle, boustrophédon, boutiqués », ne serait-ce que pour faire du poème une petite « pièce, piécette – rapièce- ment, empiècement ».

C’est tout l’esprit de Philippe Denis, sa poétique du Witz ou du « contre-élan » que, de mots inusités et rares en mots communs, de toujours « réduire le registre (lyrique) à l’aphasie, (et) sil sagit de sublime, c’est un autre contrat que le sien qui est en cause » (Alain Mascarou). Histoire de ce « ballet de poussières » tombées pour personne, à quoi la gravité non-feinte, et presque abandonnée, forme aussi la saudade de Philippe Denis.

Par Emmanuel Laugier