Rebuts de presse par Didier Jacob - Au bruit du temps – Un entretien avec l'éditeur Antoine Jaccottet

 Rebuts de presse par Didier Jacob - Au bruit du temps – Un entretien avec l'éditeur Antoine Jaccottet
24 avril 2010

Au bruit du temps – Un entretien avec l'éditeur Antoine Jaccottet

Éditeur de Virginia Woolf (son Flush vient de paraître aux éditions Le Bruit du temps qu'il a fondées il y a un an), mais aussi de D. H. Lawrence, Robert Browning, Henry James, et quelques autres, Antoine Jaccottet parle de son projet éditorial, aussi ambitieux que passionnant.

Comment vous êtes-vous lancé dans l'édition ?

Je n'avais jamais imaginé que je deviendrais éditeur. En même temps, c'est l'aboutissement d'années passées dans ce métier, d'abord comme traducteur, et aussi à m'occuper d'édition chez Laffont, puis chez Gallimard, où j'ai été éditeur assistant au sein de la collection Quarto pendant 15 ans. Le problème est que cette collection est rentable à partir de 5000 exemplaires. Il y avait donc beaucoup de livres que je ne pouvais pas faire dans ce cadre-là. Et puis j'ai eu soudain, pour des raisons familiales, les moyens de créer ma petite structure.

C'est facile de partir de chez Gallimard ?

En fait, j'ai d'abord proposé à Antoine de développer chez Gallimard un secteur parallèle, une sorte de «Promeneur» bis, où je pourrais ressortir des livres qui me tiennent à cœur. Mais Antoine Gallimard trouvait qu'il y avait déjà trop de collections. Donc je me suis senti libre de partir, et Antoine m'a dit, du reste, que j'avais bien fait. J'avais 54 ans, c'était le moment ou jamais.

Quels sont vos goûts d'éditeur ?

Je ne suis pas un grand lecteur de romans contemporains. Je trouve que c'est un genre qui s'est un peu usé. Donc il y a la poésie, bien sûr, mais j'ai toujours dit que je ne dirigerais pas une maison d'édition centrée sur la poésie, même s'il y aurait quelques livres de poètes. Je publie des livres qui sont entre les genres. Les grands écrivains d'aujourd'hui comme Pierre Michon ou Pascal Quignard ne sont pas des romanciers à proprement parler, ils flirtent avec plusieurs styles. Je voulais surtout publier des auteurs que j'aime depuis toujours, avec une cohérence et des livres qui renverraient les uns aux autres.

Vous avez démarré avec un projet un peu fou…

On est partis avec le Browning, L'Anneau et le livre. C'était comme un livre manifeste de la maison. Que ce premier volume soit un gros livre, un livre difficile, montrait qu'on était prêt à faire des choses comme ça. Ce Browning nous a amenés à publier les Sonnets de Elizabeth Barrett, puis à découvrir que Henry James adorait Browning et à publier un petit livre de ses courts essais sur lui. Nous avons ensuite publié un livre de Chesterton, toujours sur Browning. Les Belles Lettres, le diffuseur, était sceptique, mais il s'est avéré finalement que les libraires gardaient nos livres longtemps, justement parce qu'ils avaient l'impression d'une cohérence, d'un esprit de collection. Un des principes de la maison, c'est aussi que les préfaciers puissent jouer un rôle important, comme Pierre Pachet qui a préfacé un livre qui n'a d'ailleurs pas du tout marché, et qui est pourtant un chef d'œuvre, le livre de Auden, La Mer et le miroir. Pierre nous apporté un livre de Anne Weber que nous avons publié, qui est l'histoire du fils de Goethe, lequel a eu une vie d'ivrogne en Italie, un destin un peu lamentable. C'est presque un scénario de film. Elle-même dit que c'est ce qu'elle a écrit de mieux. Je trouve que c'est très réussi en tout cas.

Vos choix sont très ambitieux, mais est-ce viable ?

Je n'ai fait aucune demande d'aide pour l'instant à aucun organisme que ce soit. J'ai eu la chance d'avoir un petit matelas financier qui me permet de tenir quelques années, de poursuivre dans cette ligne qui est évidemment à contre-courant. Beaucoup de petits éditeurs font un travail remarquable, mais peu osent se lancer dans des projets très lourds. On va par exemple publier les œuvres complètes de Isaac Babel, un projet que j'avais initié chez Quarto mais qui n'a pas abouti. Ça a été entièrement retraduit par Sophie Benech, qui est une excellente traductrice et qui a une petite maison qui s'appelle Interférences. Ce n'est pas forcément rentable dans l'immédiat, mais sur le long terme, avec de la persévérance, j'imagine que ça pourra le devenir. Evidemment, nous n'avons pas vocation non plus à être des mécènes. Disons que pour l'instant ça ne tourne pas trop mal.

L'idée, c'est aussi de faire de beaux objets ?

Ce n'était pas forcément mon idée au départ, puisque j'étais parti sur une idée d'édition numérique. Et puis je me suis dit qu'il fallait procéder différemment. Le contraire d'Internet. De vraies éditions, avec des préfaces, à la fois jolies et modernes. Quant à la marque, « Le Bruit du temps », c'est à cause de Mandelstam, de son livre de souvenirs. Le premier travail éditorial que j'aie jamais fait, c'était une traduction pour un numéro d'hommage à Mandelstam, et j'avais traduit un article de Clarence Brown, qui était un professeur américain et le seul spécialiste de Mandelstam à l'époque.

Il y aussi des livres témoignages au catalogue. Pourquoi ?

Oui, il y a eu Vassia, il y aura cette année un livre de Julius Margolin qui était paru chez Plon en 1949, traduit par Nina Berberova, et qui est un témoignage extraordinaire sur le goulag. Ce sont évidemment des livres qui ont un sens à côté de ceux de Babel ou de Mandelstam.

C'est un travail presque musical, avec des échos, des accords…

Les livres en appellent d'autres. Le petit James nous a fait rencontrer Jean Pavans, son traducteur, qui nous a dit que son rêve était de retraduire Les Ambassadeurs. C'est en cours. Recevoir les premiers chapitres de ce chef d'œuvre a été, pour moi, très émouvant. On reçoit aussi beaucoup de manuscrits, beaucoup plus que je ne l'imaginais. Il y a certaines bonnes choses pour lesquelles il est difficile de dire non. Là, c'est le goût personnel qui décide. On travaille à la nouvelle édition des nouvelles de D. H. Lawrence, qui avaient été très mal traduites. J'ai été traducteur, et c'est au fond ce que je sais le mieux faire. Et on a un court texte de Virginia Woolf, son premier paru en français, traduit par Charles Mauron. C'était un chapitre de La Promenade au phare qui est paru dans une version différente, et qui s'appelle Le temps passe. Tout ça semble précieux, mais je n'ai pas envie de faire des curiosités. Ce sont des textes actuels, de grands textes éternels, comme Le Timbre égyptien de Mandelstam, un livre qui me bouleverse à chaque lecture.

Quels sont les textes mythiques qui vous ont échappé ?

Il y a un grand roman, peut-être pas mythique mais qui me fascine, de George Eliot, la romancière anglaise du XIXe : Daniel Deronda. Un livre qui n'avait jamais été traduit. Il est assez extraordinaire parce que c'est l'histoire d'un Anglais victorien qui découvre ses origines juives et se met à s'intéresser au judaïsme. À la fin, le héros pense partir en Palestine. C'est un sujet étonnant pour l'époque. Elle-même n'avait pas d'origines juives. Ça commence comme Portrait de femme de Henry James. Bref, quand on a commencé à tourner autour, on a appris que Folio classique avait démarré une traduction. Il est paru d'ailleurs, et ce n'est pas parce qu'il n'est pas publié chez nous qu'il ne faut pas le lire…

Vos tirages sont-ils importants ?

On sur-tire parce qu'on préfère garder un stock. Ca tourne entre 1000 et 3000. On a tiré le Browning à 3500 parce qu'on savait qu'un second tirage serait compliqué. Ce sont des livres indémodables. Si un jour le livre est au programme de l'agrégation, on les aura sous la main…

Quelles sont les grandes collections qui vous ont marqué ?

Corti, le domaine anglais de Pierre Leyris, que j'ai bien connu, au Mercure de France. Il publiait des choses méconnues aussi. Un petit éditeur suisse qui s'appelait Mermod, qui faisait des choses très belles. Leyris faisait beaucoup d'anthologies, c'est l'époque qui voulait ça. Moi je suis plus dans la publication d'œuvres complètes.

Votre plus grande émotion d'éditeur ?

Mon vrai bonheur, ça a été de publier La Mer et le miroir de Auden, un commentaire de La Tempête de Shakespeare presque digne du modèle. J'ai réussi à faire en sorte que ce livre, que je connaissais depuis trente ans, existe en français même si les gens ne le lisent pas. Mais j'en suis tout de même très heureux. J'ai cherché un traducteur, j'ai téléphoné à Claire Malroux. On a fait connaissance. Elle avait traduit les Sonnets de Elizabeth Browning. Je téléphone chez Gallimard pour demander qui est l'agent de Auden. Et la jeune femme me dit, on a cette traduction en lecture en ce moment, ajoutant un peu naïvement : « Je crois qu'on va la refuser ». Je lui demande le nom du traducteur et elle me répond : « Un certain Pierre Pachet ». J'ai fait un bond parce que je connais bien Pierre, que c'était un ami de Pierre Leyris. Finalement on a eu le livre.

                                                                                                                                                                                                      Didier Jacob