Revue de l'Art - n°169 - Paulette Choné – Renard-Pèlerin

 Revue de l'Art - n°169 - Paulette Choné – Renard-Pèlerin
23 septembre 2010

Paulette Choné – Renard-Pèlerin

Bien connue pour ses travaux sur le XVII° siècle lorrain, Paulette Choné livre dans cet ouvrage une esquisse légère et incisive sur la vie du célèbre graveur lorrain Jacques Callot et sur son temps, et pour cela, a choisi la forme de mémoires écrits par l'artiste lui-même. Bien qu'ils commencent en 1596, pendant la nuit de mardi-gras, alors qu'il n'est âgé que de 4 ans, c'est en 1634, au soir de sa vie, qu'il prend la plume. Il écrit pour sa Mie, répondant au désir « qu'elle avait témoigné naguère » de savoir toute sa vie. Cet amour fugitif est inventé par Paulette Choné qui revendique cette licence romanesque. L'épouse d'un grainetier, receveur du comte de Vaudémont en est l'objet. Paulette Choné aime à l'imaginer représentée dans la gravure montrant le Prêche de Saint Amond, seule illustration de cet ouvrage, où Callot se serait lui-même portraituré. C'est dans la forêt où se tient le saint homme, que Callot de retour dans sa ville natale, après son séjour florentin, la vit pour seconde fois. Mais là s'arrête la libre invention dans la biographie du graveur. Qu'on n'imagine nulle situation scabreuse ; de rencontres, il ne sera plus question. Ce lien affectif est le ressort de la narration et donne le ton aux mémoires qui ne sont que propos « tumultuaires » adressés à une oreille amie, sans fard, simples et vrais, « déraisonnables » parfois.

Le premier chapitre, un des plus longs, est une sorte d'épître adressée à sa Dulcinée, et justifie le choix du titre Renard-Pèlerin : enfant malade, Callot, vit avec effroi apparaître son père sous ce déguisement ; et c'est déjà toute sa personnalité qui se fait jour : renard ne réapparaîtra-t-il pas au premier plan dans la Tentation de Saint Antoine ?

Quatre-vingt-sept chapitres d'importance inégale, en général assez courts, scandent ces mémoires. Indissociables, la vie et l'œuvre de l'artiste s'y dévoilent chronologiquement. Les souvenirs, d'abord rapides pour les premières années nancéennes et romaines, sont plus nombreux et plus précis dès que Callot travaille à Florence ; dès lors le mois, et même le jour, sont souvent indiqués. Ses relations avec les artistes, les jalousies et les intrigues grandes ou misérables qui les opposent, les liens avec les grands personnages, les commandes reçues, ses dessins, les gravures qu'il exécute sont à l'origine de ses souvenirs. Tous sont l'occasion de décrire et d'analyser les différents évènements de sa vie, ses aspirations, ses envies, ses joies, sa « fureur de gaité », le plaisir qu'il prend à observer ce qui l'entoure. Son goût pour la liberté et le théâtre des rues, pour la nature, les voyages et les pays lointains, son dégoût du fanatisme et sa haine de l'obscurantisme. Les mémoires s'articulent en deux temps, l'avant et l'après Florence. Pour marquer l'importance du retour à Nancy, Paulette Choné change de style narratoire au milieu des Mémoires, en se substituant un temps à l'artiste pour la rencontre dans la forêt de Saint-Amond près de Saulxerotte. Le temps d'un chapitre, on passe à l'italique. Face à sa ville natale, si inhospitalière, apparaît son desarroi, son manque d'inspiration, la nécessité de se copier… Mais que ce soit avant ou après son retour à Nancy, Callot se plait à décrire son art, le maniement de l'échoppe, du burin et de la pointe, la confection des vernis et de l'acide, la place qu'il donne à la lumière et aux ombres, sa construction de l'espace avec un point de vue très haut qui permet de jouir de l'étendue des spectacles, celui « d'une prodigieuse lentille pourvue d'autant de foyers qu'il y a de spectacles à éjouir la foule… ». Dans trois lettres, rapportant sous forme de dialogues une conversation avec son ami Israël Henriet, il explique comment il conçoit le paysage, et en donne une forme de traité ; il décrit la façon dont il le construit et l'anime, dont il choisit les cadrages et campe les personnages, et prodigue quelques conseils aux débutants sur la façon de regarder les saules et de rendre leur feuillage. Il s'arrête sur la plupart de ses œuvres, dont il décrit certaines avec une précision extrême, y mettant la fougue et le plaisir qu'il eut à les dessiner et à les graver.

Certaines sont de véritables pièces d'anthologie. On lira avec délectation la description des Caprices et des Gobbi, celle du Siège de Gradica, qui annonce ceux de Bréda, de La Rochelle et de l'Île de Ré, dont on ne connaît plus aucune épreuve et qui lui a donné tant de peines ; celle du premier état du Prince de Phalsbourg, « le cheval fou, aux yeux fous, aux naseaux fous, le dos pris en tenailles dans les cuisses d'un homme tout armé et sans tête (…) ». Dans celle du parterre de Nancy, où avec un regard lenticulaire, plus perçant que celui du spectateur, mêlant réalité et souvenir, il décrit le jardinier Hector Harent au travail avec ses aides, et nomme chaque fleur : « des couronnes impériales, des hémérocalles que l'on dit fleurs du soleil à l'instar des héliotropes, puis des oignons du Pérou (…), les molys dont le bulbe noir contraste avec la fleur blanc de lait ou jaune ventre de biche » ; puis évoque les rêveries qui lui ont fait intégrer « des coupoles, des orangeries ocrées, des terrasses avec des galeries à jour… » cependant qu'au loin « coule la rivière Meurthe, sous les coteaux ». Çà et là, il évoque l'art de ses aînés, montrant son admiration pour certains d'entre eux, comme Bellange et Andréa Boscoli.

On l'aura compris, la parfaite connaissance que Paulette Choné a de l'art de Callot, de la vie et des arts en Lorraine, sa familiarité avec la littérature et les archives du temps lui permettent de faire revivre l'artiste de façon convaincante. Tout semble plausible dans ces mémoires. Le ton varie selon les situations – poétique, rustre, leste, pudique – l'atmosphère, le parler des gens, tout est vrai, spontané, grâce à une richesse de vocabulaire, et le choix des mots suscite délectation ou jubilation chez le lecteur. Certes Paulette Choné s'autorise quelques libertés, mais comme elle le précise dans le prologue, où elle justifie sa démarche, donne ses sources et renvoie aux études qui permettront de les vérifier, ces libertés ne sont pas plus grandes ou invraisemblables que celles des anciens biographes de Callot, de Félibien à Gobineau, en passant par Baldinucci, Elise Voïart, Hoffmann ou Gautier. Soucieuse de la véracité historique, elle affirme que « là où l'enquête historique a rencontré ses limites, il n'est pas absurde de mettre en question les suppositions les plus fatigantes autrement que par d'autres suppositions non moins pénibles et tortueuses : par des détails amusants. (…) ici ce sont les artifices d'écriture qui s'attachent à démêler l'attesté, le véridique, le vraisemblable, l'anecdotique sans aucune conséquence ». Mais, au lieu de mettre l'accent comme l'ont fait ses prédécesseurs sur des épisodes pittoresques sur lesquelles les sources sont muettes, soucieuse d'éviter anachronisme et pastiche, Paulette Choné joue sur le flou et l'impression fugitive pour évoquer ce qui n'est qu'hypothétique. Avec ce petit livre, un nouveau type de biographie apparaît, qui se place délibérément dans la lignée des écrits du XVII° siècle, de ceux de Scudéry notamment qui par ses descriptions donne à voir les œuvres, réelles ou imaginaires, de son cabinet. Comme Scudery, le but de Paulette Choné est grâce à l'écriture, d'approfondir les suggestions offertes par les oeuvres d'arts. Le pouvoir des mots est tel que l'œuvre de Callot apparaît et se construit peu à peu même pour ceux qui ne le connaissent pas. Ce livre leur donne envie de se plonger dans l'univers de ses gravures, et de les confronter aux descriptions et aux analyses de Paulette Choné. Ainsi pour le profane comme pour le spécialiste, cet ouvrage éloquent et gracieux amène avec délectation à découvrir ou à redécouvrir Callot et son œuvre.

On regrettera le choix peu attrayant de la couverture qui ne contribue pas à mettre en valeur le contenu du livre et le rejet du sous-titre à l'intérieur et au dos de l'ouvrage, alors que lui seul précise le nom du héros et la nature du récit. Certes Renard-pèlerin dans l'imaginaire collectif renvoie aux fabliaux du temps passé, au fantastique populaire, au monde de l'enfance…, et c'est bien ainsi ; il intrigue et devrait piquer la curiosité mais est-ce suffisant ? Pourquoi s'être ainsi privé du sous-titre ? Il est à craindre qu'ailleurs que dans librairies spécialisées dans les arts visuels, le lecteur non averti ne remarque pas ces mémoires, qui n'ont ni l'aspect traditionnel, parfois rébarbatif pour le profane, des biographies classiques, ni le ton condescendant, et souvent anachronique, des ouvrages de la vulgarisation, auxquels les amateurs naïfs sont trop souvent soumis, alors que se tient à Kaliningrad, naguère Koenigsberg, la première exposition d'eaux-fortes du dessinateur et graveur français Jacques Callot.

                                               Véronique Meyer