Terres de Femmes - « La Chambre peinte », œuvre ouverte, par Angèle Paoli

 Terres de Femmes - « La Chambre peinte », œuvre ouverte, par Angèle Paoli
01 2015

« La Chambre peinte », œuvre ouverte

Avec ce petit opus signé Inger Christensen, inutile de chercher à résoudre les multiples énigmes qui lient le récit — La Chambre peinte. Un récit de Mantoue [Det malede værelse, 1976] — à la « plus belle chambre du monde ». Celle que le peintre Andrea Mantegna réalisa au XVe siècle pour son prince Ludovico de Mantoue, marquis de Gonzague. Inutile parce que l’énigme est au cœur même du projet d’Inger Christensen, qui démultiplie à loisir, comme les plumes majestueuses du paon, les imbrications de son récit en relation avec la fameuse « chambre peinte », dite aussi, sans doute à tort, « chambre des époux ». Outre l’énigme qui concerne la date de début des travaux entrepris par le peintre, et qui relève davantage du travail de l’érudit que de celui du lecteur passionné désireux de nouer/dénouer les intrigues, viennent s’ajouter les énigmes liées aux concubinages naissances illicites descendances masquées ainsi qu’aux relations ambiguës qui se trament entre les êtres. Dont celle du peintre et de son mécène. Du peintre et de la cour qui le fait vivre et qu’il honore. Dont celle, aussi, très étrange, de Marsilio Andreasi, secrétaire particulier de Ludovico, avec Mantegna. Une relation triangulaire qui inclut Nicolosia, épouse de Mantegna et amante de Marsilio. « Marsilio et Nicolosia, Nicolosia et Andrea, Andrea et Marsilio. »

Mais aussi l’énigme de Nana, la naine renfrognée qui figure aux côtés de Barbara de Brandebourg sur la fresque de la « chambre peinte », Nana à qui Inger Christensen a confié une place centrale dans son ouvrage ; celle de la « dame au bandeau blanc », trois fois présente dans le plafond qui ouvre sur le trompe-l’œil du ciel. Est-elle la même et qui est-elle ? La duchesse Barbara jeune ? « La sœur du pape » Enea Silvio Piccolomini, grand humaniste, grand fornicateur devant l’Éternel et père d’une nombreuse progéniture, connu sous le nom de Pie II ? Ou bien encore l’une des maîtresses du pape ? Et qui sont les trois femmes qui recherchent la « dame au bandeau blanc » ? « Le jardin céleste » livrera-t-il une part de ses secrets ? L’existence et la non-existence sont-elles de la même essence indifférenciée ? Autant de questions qui restent en suspens et qui poussent le lecteur à poursuivre ses investigations sans que celui-ci soit certain d’aboutir. À moins qu’il ne se livre à une savante suite chiffrée, à même de résoudre mathématiquement ce qui relie la complexe fantaisie narrative de la Chambre peinte à l’œuvre d’art du Quattrocento. Car, pour les trois amies — elles conciliabulaient aussi sur le plafond peint —, si elles consacraient autant d’ardeur « à la recherche de la dame au bandeau blanc », c’est que « l’ennui les obligeait à chercher inlassablement des énigmes partout, moins pour les résoudre que pour les semer comme des rumeurs, vraies ou fausses, susceptibles d’en augmenter le nombre. »

Inger Christensen, mêlant habilement les indices du vrai et du faux, du trompe-l’œil narratif et de l’illusion picturale, prend un plaisir certain à brouiller les pistes. Et ce maillage se déploie tout au long du récit selon trois voix différentes. Celle de Marsilio Andreasi ; celle de Nana ; celle de Bernardino.

Intitulé « Les Journaux de Marsilio Andreasi. Morceaux choisis », le premier récit fait entendre la voix de l’ambassadeur, secrétaire particulier de Ludovico Gonzaga. Les « morceaux choisis » (invention très réussie de la poète danoise) qui composent ces pages datées, comportent de nombreuses ellipses temporelles. Dans la première page de ce journal, datée du 14 mars 1454, Andreasi déplore le mariage de sa bien-aimée Nicolosia, fille du peintre Jacopo Bellini avec Andrea Mantegna, alors âgé de 23 ans. Son désespoir le conduit à dénoncer la « logique malsaine » du mariage, l’emprisonnement auquel cette convention sociale soumet les femmes. La dernière page, datée du 13 septembre 1506, fait état du décès de Mantegna. Andreasi y confie ses regrets son chagrin mais aussi son amour pour le peintre longtemps haï ; un amour construit autour de Nicolosia, et de sa disparition. Entre ces deux dates extrêmes, l’ambassadeur évoque ses amours avec Nicolosia : « Elle est comme une fleur parmi les fleurs. Moi comme une abeille parmi les abeilles. Dans le jardin céleste. » Puis sa mort, dont il dit être l’auteur. Il évoque aussi le chagrin mortel qui pousse Barbara de Brandebourg à se jeter dans le Mincio le jour de l’intronisation de son plus jeune fils, Ludovico, à peine âgé de neuf ans. C’est aussi à l’ambassadeur que l’on doit la réflexion sur « la différence entre l’existence et la non-existence ». C’est dans sa bouche que l’on trouve la phrase énigmatique qu’il tient de Pie II au moment de son entrée dans Mantoue (où va se dérouler le concile devant décider de la future croisade contre l’Empire ottoman) : « Au cœur de la tempête, la tempête est un nuage immobile ». Phrase que psalmodiera à nouveau le pape au moment de quitter ce monde. Au passage, Andreasi peste contre Ludovico à qui il reproche ses largesses à l’égard de Mantegna qui, selon lui, ne les mérite pas. Ses absences irritent l’ambassadeur et sa « mégalomanie » l’insupporte. Le 24 août 1472, Andreasi confie à son journal la rencontre à Bondanello de Ludovico Gonzaga avec son fils cadet, le cardinal François. Événement dont s’inspire Mantegna pour décorer le mur ouest de la « Camera Dipinta ». Quant à Bernardino, le fils de Mantegna, convaincu, en dépit de son jeune âge que « les portraits sont plus vivants que tous ces contemplateurs agités et ravis qui font des manières parce que l’âme du portrait, qui est la leur, leur fait peur », il a surnommé cette salle « la chambre des spectres ». De cette « chambre des spectres », Andreasi rapporte les propres paroles de Mantegna, lors de l’une de leurs ultimes visites :

« Il ne restera rien de nous (les artistes), mais nos semblables parleront à travers nos tableaux. Qui a peint ces gens ? Quel art projette ce regard stupide et divin dans l’éternité comme s’il était une pomme comestible ? Celui de Paolina, pas le mien. C’est celui de Barberini et de Nana, pas le mien. C’est celui des enfants. Tous les enfants qui gardent leur curiosité intacte au cœur des questions des adultes à la mort ».

« Le secret du paon », second récit de La Chambre peinte tourne autour de l’énigme de Nana, de ses amours mystérieuses avec Piero, de ses nombreux fils qu’elle élève seule, de l’abandon et de l’attente, de ses paons avec qui elle noue de longs dialogues. L’histoire de Nana commence comme un récit médiéval inspiré de l’amour courtois ou comme un conte de fées (ou d’anges) dans lequel les objets se chargent poétiquement d’une signification autre. Le « cuvier de terre », les « oranges nuptiales », la « couronne », les « guirlandes ». Intervient Balthazar, le jardinier de Ludovico, dans son rôle bienfaisant auprès des fiancés. Il entraîne dans son « jardin secret » son fils Piero et Nana. Afin qu’ensemble ils plantent l’oranger qui scellera leur amour :

« L’oranger… a toujours été à la fois symbole de pureté ; de chasteté et de fécondité. Et précisément pour cette raison, symbole d’amour éternel. »

L’orange partagée sera-t-elle un gage de fidélité pour l’un comme pour l’autre ?

Au cours de la journée de noces de Nana et de Piero survient l’inconnue. « La dame au bandeau blanc ». Ainsi que les trois femmes qui s’enquièrent de son identité. Inger Christensen s’inspire de la symbolique du plafond de la « chambre peinte » pour composer son histoire. Ou plutôt ses histoires dans l’histoire. Elle reprend les objets qui figurent dans le pseudo-oculus — sangles et rubans ornementés, guirlandes colorées de feuillages et de fruits, petit oranger dans son cuvier placé en équilibre sur la balustrade — et introduit les personnages au statut mouvant. « La dame au bandeau blanc, Barbara jeune » (« aux côtés d’une jeune esclave noire » in « Journaux de Marsilio Andreasi »). Mais peut-être aussi la « sœur du pape », si l’on en croit les propos de la dame (in « Le secret du paon »). De l’autre côté de l’oranger se tiennent les trois amies que l’on distingue par leur coiffure : « les bandeaux, les chignons »… « cheveux dénoués et ondulés ». L’une d’elle tient « dans sa main droite un petit livre ouvert ». Livre des anges ? Livre qui conte l’histoire d’Euryale et de Lucrèce ?

Ainsi s’emboîtent et s’enchevêtrent d’autres épisodes, l’ensemble composant une marqueterie complexe. Remarquable. Un tableau vivant, animé de passions. Nana et Piero/Enea Silvio Piccolomini (le futur Pie II) et les deux sœurs Maria/Euryale et Lucrèce/Histoire des amours de Barbara et de la naissance de Nana Histoire de Lucia/Histoire de Farfalla et de Piero… Autant d’« énigmes » auxquelles Nana se trouve confrontée dans ce récit qui la concerne. D’interrogations en découvertes inattendues (n’est-elle pas la fille du pape Pie II et la sœur de Piero ?), elle considère pourtant sa vie avec sagesse. Une sagesse qui fait grandir la naine qu’elle est, intérieurement.

Bousculant les idées reçues, Inger Christensen fait de la naine officielle de la duchesse Barbara, représentée de front dans la fresque de Mantegna, une héroïne de roman, attachante, généreuse et fidèle. Une bonne vivante joyeuse et drôle. Nombre de secrets seront levés qui concernent son histoire. Et bien d’autres encore. Celui de Lucia ; celui de Farfalla, la princesse turque aimée de Ludovico et de Piero. Mais cela aussi était un secret ouvrant sur d’autres énigmes.

« J’ai été la réceptrice de tous les secrets possibles, confie Farfalla, et, dans ces pages, vous pourrez en lire une partie. Les autres, je les garderai pour moi. Certains n’ont évidemment plus aucune raison d’être tenus secrets. Celui de Nana par exemple […] »

En revanche, le secret des paons n’a pas été résolu. Mais peut-être n’y en avait-il pas ! Tout cela relève du libre choix de l’écrivain. Qui laisse là Nana et ses paons. Pour se tourner vers Bernardino, le fils de Mantegna et de Nicolosia. Dont Marsilio prétend être le père. Changement de point de vue. Changement de regard.

Le récit de l’enfant s’intitule : « Mes vacances d’été. Par Bernardino, 10 ans »

Là encore, plusieurs récits se succèdent qui prennent des tonalités diverses. Dans le tout début du récit, le jeune garçon évoque sa vie de fils de peintre, sa relation à Mantegna, son père, à sa petite sœur Gentilia et à Marsilio qui s’occupe d’eux en l’absence du peintre et leur lit « l’histoire du jardin céleste ».

Le monde de Bernardino est celui de l’atelier, des pinceaux des couleurs des seaux, à mélanger la chaux à préparer les murs pour les peintures à fresques.

Dans la continuité de ces moments familiaux vient s’insérer la parole de Gentilia qui s’introduit dans les paysages peints par son père et se projette dans la vie rêvée que lui suggère la fresque :

« Quand je serai toute petite, quand j’entrerai tout à fait dans le tableau que notre papa a peint, alors je serai aussi petite que tous les gens qui marchent là sur la route... »

Cet épisode prépare le suivant. À la suite de sa petite sœur, Bernardino imagine un voyage dans le tableau de son père. Le 27 août 1473, il entreprend la visite d’une ville étrange. Celle qui apparaît sur la fresque de Mantegna lors de la rencontre de Bondanello. Une ville onirique mi-Mantoue mi-Rome qui inspire au jeune garçon une traversée où se mêlent fantastique et mythologie. D’Hercule à Orphée, Bernardino progresse vers la fin de son entreprise. Et c’est de Gentilia que lui vient l’ultime révélation :

« C’est papa, dit-elle. Il a ramené notre maman à la maison. »

Et la petite fille d’ajouter : « J’aime les histoires. Allons voir notre mère pour lui demander de nous raconter comment notre père a pu la faire revenir au monde. »

Puisque, sur cette suggestion, Bernardino garde le silence, d’autres histoires peuvent commencer. C’est à Nicolosia que reviendrait de se lancer dans les « arabesques » du récit. Mais Inger Christensen n’a pas jugé nécessaire de poursuivre avec l’épouse du peintre le jeu subtil des perles de verre de la narration. Ainsi reste-t-il toujours des stratégies d’écriture disponibles. La Camera dipinta de Mantegna demeure une « œuvre ouverte ». Elle peut encore susciter d’autres talents.

Angèle Paoli