Valeurs Actuelles - Browning : la poésie rendue au monde

 Valeurs Actuelles - Browning : la poésie rendue au monde
04 2010

Browning : la poésie rendue au monde

Un baobab, écrivait en 1923 Charles Du Bos de Robert Browning ; et, de L'Anneau et le Livre, « la première en date, et l'une des plus grandes, des œuvres contemporaines ». Écho à Chesterton qui parlait quant à lui du « grand poème épique du XIXe siècle », évidence, si l'on n'a pas peur des mots, un mal dont ne souffrit jamais Robert Browning. La timidité chronologique avouée par son traducteur est moins compréhensible que cette autre évidence, reflet de la première, que Browning est un contemporain de Shakespeare : ni plus ni moins, de ce côté-ci de la Manche, qu'un Victor Hugo, par sa docilité, comme lui, aux “quatre vents de l'esprit” et sa volonté d'élargir la poésie dépérissant dans le cachot du lyrisme, en la rendant au monde.

Voici donc, introuvable en français depuis quarante ans, L'Anneau et le Livre, publié en quatre volumes pendant l'hiver 1868-1869. Robert Browning est alors un poète déjà célèbre, à la fois par son œuvre réputée “difficile” par les facilités de la critique et pour son mariage avec Elizabeth Barrett, poète elle aussi, qu'il a enlevée et conduite en Italie où elle est moirte, dans la plus pure tradition romantique tardive.

L'argument de l'œuvre, soit sa plus petite partie, est une anecdote criminelle de la fin du XVIIe siècle à Rome : le massacre, par un mari furieux qui s'estime doublement trompé, de sa jeune épouse arrachée à ses griffes par un clerc compatissant, et des (faux) parents de celle-ci, qui la lui ont vendue en la faisant passer pour une héritière. L'orchestration de Browning fait de ce sordide fait divers un poème à l'ampleur vertigineuse sur la destinée et les abîmes du cœur humain, où, selon le procédé qui lui est cher du monologue dramatique, il donne la parole successivement à tous les acteurs du drame, assassin, victimes et comparses, et jusqu'au pape qui juge le meurtrier.

Henry James disait de Browning qu'il « mêlait le sens pictural à la vision métaphysique » selon sa méthode qui était de désintégrer son sujet, de le réduire en poudre d'or ou d'argent – pour lui redonner, avec la vie et la parole, une incomparable liberté. À la fin de son monologue, le pape raconte comment Naples lui est soudain apparue à la lueur d'un éclair, par une nuit obscure : « There lay the city thick and plain with spires / And, like a ghost disshrouded, white the sea » (« La ville était là, serrées, distincte, avec ses clochers / Et la mer blanche, comme un fantôme débarrassé de son linceul »). Ainsi l'histoire apparaît-elle au lecteur.

La fascination que Henry James éprouve pour Browning, fascination du disciple pour le maître, l'« admiration presque jalouse » dont parle l'éditeur commun, le lui fait voir comme un « justicier des torts infligés à ce qui est beau dans la vie ». C'est définir la plus haute mission du poète, par quoi il fait mieux que créer un monde : il le rachète. La puissance miséricordieuse de son imagination fait accéder à l'être – et à l'être poétique, comme si le poète retrouvait ce dont il parle dans la mémoire de Dieu – des possibles méprisés par la contingence ou des réalités oubliées des hommes. Postulat poétique, dont Browning fera une méthode plus ou moins délibérée, et que Henry James, comme le montre son éditeur, retrouvera pour son propre compte (au point d'écrire une nouvelle,L'Élève, sur un thème qu'il juge inabouti dans The Inn Album de Browning).

Voici enfin les tendres impôts de la France, et nommément d'une ville, Dijon, à un livre-monde : le premier critique de Browning au XIXe siècle, premier en perspicacité, fut un Dijonnais, Joseph Milsand, qui voyait dans l'œuvre du poète « quelque chose comme le soulèvement d'une âme qui se heurte avec le grondement des grandes eaux contre les limites de notre nature » ; et puis, un siècle plus tard, un autre Dijonnais, Georges Connes, à qui nous devons cette traduction commentée que publie en regard du texte original les toutes jeunes éditions du Bruit du temps, fondées et dirigées par Antoine Jaccottet. On ne pouvait rêver ouverture plus éclatante.

                                                                                                            Philippe Barthelet