Robert Browning en 1865. Photographie de Julia Margaret Cameron.
Après n’avoir longtemps été que le mari de la poétesse Elizabeth Barrett ou le poète obscur de Sordello, Robert Browning (1812-1889) avait fini, après la publication de L’Anneau et le Livre et le succès obtenu par ce chef-d’œuvre, par être célébré de son vivant comme le plus grand poète de l’époque victorienne avec Tennyson, aussi célèbre dans son pays que Victor Hugo chez nous. Browning néanmoins reste en France assez largement méconnu, comme nombre de poètes d’outre-manche. Pourtant, ses liens avec notre pays sont nombreux, à commencer par ceux qu’il entretint avec le critique dijonnais Joseph Milsand (1817-1886) qui lui consacre quelques articles dans la Revue des Deux Mondes et qui, jusqu’à sa mort, resta son ami le plus proche et l’occasion de nombreux séjours en France. Ces voyages en Bretagne, en Normandie, en Savoie et bien sûr à Paris, laissent des traces dans son œuvre : Deux poètes du Croisic, La Saisiaz, mais aussi ce poème au titre surprenant : « Le pays des bonnets de nuit en coton rouge » (Red Cotton Night-Cap Country), qui est une sorte d’Anneau et le Livre naturaliste, inspiré d’un fait divers normand.
De son vivant, malgré cette francophilie, malgré son mariage avec Elizabeth Barrett qui a fait d’eux un des couples d’amants les plus célèbres du XIXe siècle, Browning n’est pratiquement pas traduit. Il faut attendre les années 1920 pour que paraisse un choix de traductions en prose, dans les «Cahiers verts» de Daniel Halévy, chez Grasset, précédé d’une importante étude sur lui par Mary Duclaux, poétesse anglaise devenue française par ses mariages successifs avec l’orientalise James Darmesteter, puis le professeur Duclaux de l’institut Pasteur.
Charles du Bos connaît l’œuvre et l’admire, ce dont témoignent des passages de son journal dans les années 1922-1923 et un excellent petit livre, Robert et Elizabeth Browning ou la plénitude de l’amour humain, qui ne parut que longtemps après sa mort, en 1982. Gide lui aussi admire L’Anneau et le Livre et le mentionne plusieurs fois dans son Journal. Peut-être cette admiration n’est-elle pas étrangère à la publication du livre chez Gallimard en 1959. Par ailleurs, des traductions paraissent, celles du professeur à l’université de Bruxelles Paul de Reul (1871-1945) ouvriront la voie à Georges Connes. Il traduit le difficile Sordello en 1935, puis Pipa Passes qui paraît aux éditions Aubier Montaigne en 1937. En France, le professeur de la Sorbonne Louis Cazamian (1877-1965) traduit Hommes et Femmes en 1938. Mais l’audience de ces traductions ne sort pas du cercle universitaire. Et la parution de l’excellente monographie de Chesterton, Robert Browning, dans la collection « Vies des hommes illustres » chez Gallimard en 1930 ne semble pas avoir changé les choses, ni même la diffusion du film Miss Barrett en 1935, avec Norma Shearer dans le rôle d’Elizabeth, ou les représentations de Miss Ba de Rudolph Besier, au théâtre des Ambassadeurs en novembre 1934, alors que la pièce est traduite chez Stock. En 1935 paraît également chez Stock la traduction par Charles Mauron de Flush, merveilleux petit roman de Virginia Woolf qui relate l’aventure des deux amants du point de vue de l’épagneul d’Elizabeth.
Après guerre, ni la thèse importante de Bernard Brugière, L’Univers imaginaire de Robert Browning , ni l’admiration que portait à Browning le moderniste Ezra Pound, ni même le beau poème que lui avait consacré Borges, "Browning décide d’être poète", et les pages d’Enquêtes où il fait de lui un précurseur de Kafka, ne lui vaudront le destin de son contemporain G. M. Hopkins, qui fut traduit et admiré par Pierre Leyris et René-Louis des Forêts. Jorge Luis Borges lui consacrera en outre deux de ses Cours de littérature anglaise (Seuil, 2006) et précisera que si L’Anneau et le Livre avait été écrit en prose, Browning serait considéré, à côté de Henry James, comme un des pères de la modernité.
La parution même de L’Anneau et le Livre, en 1959, ne semble pas lui avoir valu autre chose qu’un cercle d’admirateurs fervents. Henri Thomas, qui connaissait sans doute l’admiration de Gide pour le livre, le mentionne plusieurs fois dans ses Carnets.
Mais quels sont les spectateurs du Rashomon de Kurosawa (Palme d’or à Cannes en 1950) qui savent qu’à travers Akutagawa, c’est à L’Anneau et le Livre que le film doit l’originalité de sa structure narrative ?
Étonnamment, la seule marque un peu visible de la présence de Robert Browning dans la culture française de l’après-guerre, on la doit à Jean-Luc Godard qui, dans Pierrot le Fou (1965), fait réciter à Belmondo et Anna Karina le poème « Une vie dans un amour » du recueil Hommes et Femmes :
« Ferdinand : Un poète qui s’appelle revolver... / Marianne : Robert Browning / Ferdinand : Pour échapper / Marianne : Jamais / Ferdinand : Bien aimé / Marianne : Tant que je serais moi / Ferdinand : Et que tu seras toi / Marianne : Aussi longtemps que nous vivrons tous les deux / Ferdinand : Moi qui t’aime / Marianne : Et toi qui me repousses / Ferdinand : Tant que l’un voudra fuir / Marianne : Cela ressemble trop à la fatalité. »