A paraître

Le titre fait référence à la chambre 39 de l’hôtel du Grand Miroir, dans la rue de la Montagne, à Bruxelles, que Baudelaire occupa à la toute fin de sa vie, de juillet 1864 à juillet 1866. Car ce à quoi Gilles Ortlieb a souhaité se confronter en écrivant cet essai, c’est à l’énigme que pose la vision d’un poète non pas dépossédé tout à fait de ses propres ressources d’imagination, mais sous l’emprise de deux aspirations contradictoires : la fuite (de Paris, du travail, de soi) et la recherche (de soi, d’un livre et, en définitive, de la mort). Après s’être beaucoup documenté de façon à pouvoir étayer son texte de détails ininventables, il s’est donc proposé d’accompagner, avec les moyens du bord, les mois passés par Baudelaire en Belgique, de reprendre ligne à ligne le livre que l’auteur des Fleurs du mal avait projeté d’écrire pendant et sur son séjour, de localiser les quelques traces de son passage encore visibles ici et là, d’imaginer et de conjecturer, lorsqu’elles avaient disparu, ce qu’avait pu être son existence ; et de reformuler, encore et encore, la question suivante : « Comment expliquer qu’il ait laissé perdurer, jusqu’à une désarticulation mentale complète, une situation qui engendrait chez lui un tel mal-être, de telles frustrations ? » Il y a là un nœud existentiel qu’Ortlieb décortique avec l’empathie de qui semble avoir lui-même souffert de pareille procrastination. Il parvient, en tout cas, à restituer avec une précision quasi hypnotique, l’état d’esprit d’un Baudelaire confit dans son rejet, alors même qu’il avait d’abord espéré, en venant à Bruxelles, y trouver les ressources nécessaires à un sursaut dans sa vie d’écrivain. Sans doute parce que « peu a changé en somme » et que lui-même a arpenté, inlassablement, cent quarante ans plus tard, les mêmes lieux, éprouvant parfois les mêmes vertiges : « la foule des dimanches matin ondoie au pied de la tour du Midi pour se frayer un chemin entre les vendeurs de tapis de voiture, de tabac de la Semois, de livres à colorier, d’assortiments de tournevis, et d’animaux en peluche fluorescente. De temps à autre, le sol, imperceptiblement, vibre au passage d’un train sur les talus ou d’un convoi souterrain, les odeurs de friture rivalisent avec des effluves de fleur d’oranger et de barbe à papa, et des filets d’urine stagnent dans les tunnels et les recoins pendant que des réfugiés d’Europe centrale au teint clair s’efforcent d’écouler à bas prix des poupées gigognes, des optiques russes, des vêtements militaires et autres butins de rapines. Dimanches à Bruxelles, l’ennui et le rien. »

 

Ce volume est la reprise en édition de poche d’un livre paru en 2005 dans la collection de Jean-Bertrand Pontalis, « L’un et l’autre », aux éditions Gallimard.

Le Sel, la Dame, et l'Eponge

Le Sel, la Dame, et l'Eponge

Gilles Ortlieb

Parution mars 2024

En librairie le 15 mars 2024

96 pages

13 euros

« Ah, l’existence humaine ; le bonheur est comme une ombre, d’un coup d’éponge humide, le malheur en efface le dessin. » Si Gilles Ortlieb a placé cette pensée d’Eschyle en épigraphe de ce nouveau livre où il poursuit ce « mouvement perpétuel de navetteur de l’âme » qu’il évoquait lui-même dans Et tout le tremblement, c’est qu’elle en donne la clé. De quoi s’agit-il, en effet — ici comme dans chacun de ses livres — sinon de tenter de saisir les quelques traits de craie que les vies humaines déposent dans les lieux où les emportent les hasards de l’existence. La découverte, en 2018, à la pointe de la Camargue, dans un bout du monde aussi délaissé que le Grand Est industriel, de la petite cité de Salin de Giraud qui abrite encore aujourd’hui une importante communauté grecque, ne pouvait qu’émouvoir le traducteur de Georges Séféris — que l’on a vu dans Journées toujours à l’affût de ce qui, à l’étranger, pouvait lui rappeler son pays. Partout, dans ce bourg presque abandonné, reste vivace le souvenir de ces migrants qui sont venus s’y installer pour gagner leur pain dans les salines au lendemain de la Première Guerre, après avoir été chassés non seulement d’Asie Mineure par les Turcs (comme l’avait été Séféris), mais de la Crimée par la Révolution russe. De là, il était tout naturel pour l’auteur de poursuivre l’enquête en arpentant l’île de Kalymnos, d’où venaient la plupart de ces anciens pêcheurs d’éponge devenus saulniers. Et plus loin ensuite jusqu’à Tarpon Springs, aux USA, autre lieu d’émigration pour les pêcheurs de Kalymnos, mais où, à la différence de Salin de Giraud, la présence d’éponges leur a permis de ne pas changer de métier. Fidèle à sa méthode d’observation du terrain et des hommes, Gilles Ortlieb s’attache à relever dans ces pages — lorsqu’il y décrit une procession de l’épitaphios, des soirées dans une chambre d’hôtel, ou lorsqu’il y retranscrit, comme Nerval dans Les Filles du Feu, des chansons populaires — tout ce que, au fond, un voyageur peu attentif voit sans songer à le distinguer. Comme s’il était doté d’un regard particulier pour reconnaître ce qu’à son propos Jacques Réda a nommé « l’inaperçu », et donc les moindres traces du fragile dessin dont parlait Eschyle. Mais s’il prend aussi soin de nous raconter qu’un marin a pris dans ses filets, en 1994, une statue vieille de deux mille ans, la Dame de Kalymnos, peut-être est-ce parce qu’en collectant les manifestations les plus ténues du réel, et leur tremblement, il aspire de même, bien qu’il s’en défende, à faire remonter à la surface de la langue une réalité sous-marine qui, par éclats éphémères, viendrait manifester un certain or du temps — une poésie intemporelle.

Du bonheur de la vie poétique. En pensant à André du Bouchet, Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet
Domaine : Allemand

Du bonheur de la vie poétique. En pensant à André du Bouchet, Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet

Wolfgang Matz

Parution avril 2024

En librairie le 5 avril 2024

60 pages

13 euros

La traduction, nous le savons bien au Bruit du temps, n’est pas seulement la meilleure façon de comprendre un texte découvert dans une langue étrangère, elle est aussi, très souvent une rencontre, celle du traducteur avec l’auteur et, aussi bien, une affaire d’amitié. Il se trouve que Wolfgang Matz (traducteur, avec son épouse Elisabeth Edl, d'Yves Bonnefoy et Philippe Jaccottet), a bien connu trois poètes français d’une même génération, celle dont on fête, en ce début des années 2020 le centenaire de la naissance ; trois poètes d’ailleurs eux-mêmes liés par des liens d’amitié, mais aussi par une certaine idée de la poésie dont la revue L’Éphémère a été l’une des manifestations. Wolfgang Matz les a rencontrés à plusieurs reprises, il a été l’un des témoins de leurs dernières années. Ce livre évoque ces trois figures en rassemblant quelques souvenirs, en revenant aussi sur certains textes qu’il a traduits, mais en s’attachant surtout à ce que ces rencontres lui ont appris : que la poésie ne se réduit pas à la produc- tion de livres, qu’elle doit aussi se traduire par une certaine « justesse » dans la vie elle-même. C’est ce qui fait le prix de ces pages, à laquelle on pourrait bien sûr reprocher une certaine idéalisation de l’existence poétique, mais il faut les lire comme un hommage à la qualité d’être de ces trois figures, une sorte de signe amical de reconnaissance pour ce qu’ils ont été et ce qu’ils ont représenté, humainement, jusqu’au bout — puisqu’il est surtout question ici de leur fin — pour les personnes qu’ils ont côtoyées. Dans une lettre à Böhlendorf, Hölderlin parlait du besoin qu’il ressentait de la « Psyche unter Freunden », d’une parenté de l’âme que les amis peuvent partager. C’est de cela qu’il est question dans ce précieux petit livre.

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