Acta Fabula : Danièle Leclair, "Les Travaux et les Jours de Georges Séféris" (première partie de l'article)

 Acta Fabula : Danièle Leclair, "Les Travaux et les Jours de Georges Séféris" (première partie de l'article)
15 mars 2022

C’est à Gilles Ortlieb, son traducteur, que l’on doit la première traduction2 exhaustive du journal de Georges Séféris — un travail d’envergure et un ouvrage qui fera date. Le premier volume, Journées 1925‑1944, vient de paraître aux éditions Le Bruit du temps dirigées par Antoine Jaccottet : 830 pages denses, avec introduction, notes et documents annexes ainsi que quelques photographies, dans une édition remarquablement soignée. La richesse de la documentation et de l’annotation de cette traduction en fait un ouvrage essentiel, voire indispensable pour des lecteurs francophones souvent ignorants de l’histoire grecque moderne, particulièrement complexe. Saluons donc le traducteur et son éditeur pour avoir mené à bien une telle entreprise que méritait le premier écrivain grec à recevoir le prix Nobel de littérature.

Ce journal, tenu depuis le 16 février 1925, quand le jeune Séféris rentre à Athènes après avoir terminé ses études de droit à Paris, jusqu’au 11 mai 1971, peu avant sa mort à l’automne, n’a été édité en grec qu’à titre posthume : neuf tomes publiés de 1975 pour le premier à 2019 pour le dernier, « un monument sans équivalent dans son siècle et son pays » (Ortlieb, p. 10). Le volume publié au Bruit du temps rassemble les quatre premiers tomes grecs, qui avaient été entièrement revus et corrigés par Séféris. C’est sur cette édition originale et, pour les poèmes qu’il contient, sur la nouvelle édition grecque de 2014 que s’appuie cette traduction. Le traducteur a aussi intégré, en appendice de l’année 1941, huit longues lettres envoyées par Séféris à des amis depuis l’Afrique du Sud, qui accompagnent le manuscrit du tome IV des Journées.

Un poète novateur dans un temps hostile

Journées 1925‑1944 révèle la lutte que Georges Séféris (1900‑1971) a dû mener pendant longtemps pour écrire et pour se faire publier. L’image très lisse (ou convenue ?) que nous avons en France du poète diplomate, aidé ou protégé par une carrière prestigieuse, à l’image de celles de Claudel ou de Saint‑John Perse, ne correspond en rien à la vie vécue par Séféris.

4Contraint d’embrasser un métier qu’il n’a pas choisi, en proie au doute permanent, à la recherche de la forme adaptée à la langue nouvelle qu’il défend, Séféris se trouve isolé, en butte à l’hostilité du milieu intellectuel athénien : avant 1945, ses recueils sont tous publiés à compte d’auteur à un petit nombre d’exemplaires et ne suscitent qu’indifférence ou critique virulente. Ainsi, quand, en 1935, paraît son recueil décisif, Μυθιστόρημα [Mythistorima], Séféris note, désabusé :

C’est en passant […] devant la librairie Eleftheroudakis que j’avais réfléchi au titre. Aucun de ceux qui ont vu le manuscrit n’a eu la moindre réaction, il va de soi. Il a été imprimé ces jours‑ci, à cent cinquante exemplaires. Strophe avait été tiré à deux cents. C’est un progrès. (p. 253)

Quatre ans plus tard, l’incompréhension de la critique demeure :

[…] on me dit et on me répète que ce que j’écris est incompréhensible mais [les critiques] que comprennent‑ils eux‑mêmes de ce qu’ils écrivent… ? […] Je suis de toute façon un écrivain antipathique aux yeux de mes confrères. (p. 334, fév. 1939)

Par ailleurs, la situation politique tendue du pays, avec la dictature de Métaxas qui s’impose dès 1936, la Seconde Guerre mondiale, l’Occupation de la Grèce par l’Allemagne nazie, l’exil du gouvernement grec en Égypte, puis la guerre civile, n’est évidemment pas propice à la publication d’une œuvre poétique.

Journées 1925‑1944 nous plonge dans le quotidien d’un homme qui, malgré les temps hostiles, a placé la poésie au cœur de sa vie et de ses préoccupations.

Les interrogations de Séféris sur sa propre écriture, ses lectures, ses exigences littéraires et intellectuelles, mais aussi ses réflexions, souvent critiques, sur la politique européenne, sont enfin offertes aux lecteurs francophones qui peuvent ainsi découvrir la vie, souvent douloureuse, et le cheminement créateur du grand poète grec, ainsi que son regard lucide sur les événements historiques de plus en plus dramatiques qu’il traverse, souvent au plus près des décisions politiques puisqu’il devient très tôt diplomate, chargé de fonctions relatives à la communication du gouvernement grec — qu’il suit en exil à partir d’avril 1941 — et que ce premier volume du journal se clôt sur son retour à Athènes en octobre 1944 et sur la nomination du Régent dont il deviendra le chef de cabinet.

Dans Journées 1925‑1944, la pensée de Séféris, sa souffrance à la mesure de son attente, pour lui‑même et pour son pays, son amour inconditionnel pour ses compatriotes et pour sa langue, restée presque inchangée depuis Homère, se livrent et se déploient, parole précieuse pour quiconque cherche à comprendre et à approfondir une poésie concise et métaphorique qui se refuse à tout épanchement lyrique. On y suit également les relations amicales et professionnelles du poète en une période où la guerre menace puis s’abat sur l’Europe.

*

Ce journal qui rassemble des « fragments de vie » n’a pas l’ambition de tout dire de son auteur : parfois elliptique, il est tenu de façon irrégulière, avec des intervalles de longs silences, d’un mois ou plus, et s’il relate de rares anecdotes, c’est le plus souvent pour rapporter des échanges de paroles qui ont amusé ou affligé le poète. Ainsi, au consulat de Londres où il se morfond, un jour où, « vissé à [son] bureau, affichant un sérieux tout ce qu’il y a de plus administratif », il renseigne un jeune officier de marine grec :

[…] alors qu’il s’apprêtait à prendre congé, il m’a dit en faisant sonner quelques pièces dans sa main :  
– Tiens, prends ce shilling et va boire un café.

J’ai dû faire un effort considérable pour me retenir. La fraîcheur de ce garçon avait chamboulé toute ma journée ; c’est la plus belle rencontre que j’ai faite dans l’année. (p. 196, juillet 1932)

Ou à Pretoria quand il désespère de trouver un endroit où acheter des livres (il a été contraint de laisser les siens en Égypte) :

J’ai trouvé deux tomes du Penguin New Writing. Lorsque j’ai demandé d’autres tomes, on m’a répondu :

– Ils sont au fond de la mer, Monsieur. (p. 575, août 1941)

*

Traversé par le désir de garder trace des émotions vécues, des doutes, des lectures (Montaigne, Baudelaire, Gide, T.S. Eliot, Homère, Kornaros, Makryannis, Cavafy, Sikélianos, Solomos…), des traductions et des éditions en cours ainsi que des observations que suscitent les multiples déplacements liés au métier, d’Athènes à Koritsa, Chania, Le Caire, Alexandrie, Beyrouth, Jérusalem, Johannesburg, Pretoria, Londres, Cava dei Tirreni, mais aussi de la lutte quasi ininterrompue afin de dégager un peu de temps et d’espace pour l’écriture des poèmes, le journal semble représenter pour Séféris tout à la fois un refuge et un stimulateur de l’écriture ; un lieu secret qui protège le moi et ouvre un espace expérimental pour la poésie, insérant des projets abandonnés de Mythistorima ou des poèmes qui ne seront pas repris dans l’œuvre publiée, comme ceux de « La pierre aux loups » :

La pierre aux loups

Tu n’as plus à choisir maintenant que le navire a sombré.

Où que tu ailles, chaque endroit nouveau te sera une blessure ;

que ce soient des hêtres ou des pins, ou même le rivage

avec le vent donnant le signal d’un départ pour le bout du monde

Retiens ta voix, ne bouge pas, la pierre aux loups

demeurera inchangée, telle que la pluie et la neige l’ont sculptée. (p. 264, 1935)

Si ce poème est effacé, l’imaginaire d’un monde perdu, la déchirure essentielle que représente pour Séféris la perte de sa terre natale en Ionie, et sa recherche acharnée pour relier les deux rives, le lieu et le temps d’avant et la modernité, se retrouveront dans toute son œuvre poétique, ce qu’illustre son vers célèbre : « Où que me porte mon voyage, la Grèce me fait mal », qui ouvre un poème scandé par des noms de lieux et de bateaux. Ce vers se trouvait déjà dans noté dans son journal en 1935, écrit au retour du Pélion (p. 258).

Dans Journées 1925‑1944, l’analyse de soi est toujours questionnement et recherche de la formulation la plus juste et la plus dépouillée (« comme une corde tendue », p. 141, oct. 1931), stimulée par une insatisfaction presque continue. Le vœu du poète et sa démarche s’apparentent ainsi au lent apprentissage de l’artisan : « Je n’aspire qu’à une seule chose, fabriquer des poèmes, patiemment, avec obstination, en y consacrant des mois et des années, comme un Chinois ou un artisan maniaque » (p. 87, mars 1927). Il faut pétrir son texte « comme une pâte à pain » (p. 141), « avancer pas à pas vers la racine » (p. 172). Le jeune poète part en effet de loin : si la richesse de la civilisation grecque et la culture française dont il est nourri lui offrent des sources incontestables, l’opposition de l’arrière‑garde littéraire athénienne à toute évolution de la langue « pure » vers la langue « démotique » constitue une première barrière à franchir. En 1925, de retour à Athènes après six ans d’exil en France, Séféris note « la situation misérable à laquelle se trouvent réduits, en Grèce, les jeunes gens qui veulent écrire. Personne pour les guider. Pas même un manuel de base pour qu’ils apprennent un tant soit peu leur langue. Climat moral nul » (p. 28).

Le désespoir le gagne : « En 1927, à Athènes, je n’étais plus qu’une ruine », écrira-t-il quelques années plus tard (p. 148, déc. 1931), conscient que le poids de l’existence est aussi celui d’une génération marquée par la Première Guerre mondiale qui lui a légué une « inquiétude inconnue » et « le sentiment que toutes les bases ont été sapées dans les tréfonds de l’âme et de l’esprit » (p. 265, sept. 1935). Écrire suppose donc une véritable « désintoxication » (p. 269).

Comment garder la trace vivante de la riche civilisation à laquelle le poète appartient sans en être prisonnier ? Comment réaliser une œuvre capable de s’inscrire dans la longue tradition de l’hellénisme tout en affirmant une écriture moderne débarrassée du néo‑classicisme en vogue à Athènes et de sa langue artificiellement « pure » ?

S’il était juste que ce pays grandisse, ce n’était pas pour avoir plus de députés, de préfets ou de gendarmes, c’était pour que l’Hellénisme – cette notion de la valeur humaine, de la liberté, et non sa version archéologique – puisse se développer sur un coin de la Terre. (p. 323, janv. 1938)

Les questions que Séféris se pose à lui‑même dans Journées 1925‑1944, on les retrouvera dans les poèmes de Mythistorima : « Qui chassera cette tristesse de nos cœurs ? », « Mais que cherchent-elles, nos âmes, à voyager ainsi/ Sur des ponts de bateaux délabrés ? », « Que cherchais-tu ? », « à quoi bon lutter, résister ? », « Ces pierres qui sombrent dans les âges, jusqu’où vont-elles m’entraîner ? », « Pourrons-nous mourir d’une mort ordinaire ? »

Mais l’œuvre poétique donne aussi à voir les réponses que Séféris est parvenu à leur apporter ; quand le poème fait le lien entre les traces du passé et l’émotion présente que suscite le paysage, la parole du poète devient célébration :

Fleurs de la pierre, figures

Surgies quand nul ne parlait et qui m’avez parlé

Et qui m’avez permis de vous toucher après le silence  
Parmi les pins, les lauriers sauvages et les platanes.

*

La joie est rare dans ces Journées 1925‑1944, mais elle met en évidence les valeurs qui animent Séféris : la dignité, souvent celle de l’homme du peuple, l’attachement à la terre grecque, si souvent martyrisée par les dictatures, les guerres ou l’Occupation, la fidélité — à sa langue et à son pays — et l’amitié, un lien essentiel pour le poète qui souffre souvent de se sentir seul. À la fin des années 30, il était toujours heureux de faire un saut à Maroussi, dans la banlieue nord‑est d’Athènes, chez son ami Georges Katsimbalis qui avait créé en 1935 une revue littéraire et réunissait fréquemment chez lui des écrivains grecs et étrangers, Odysseas Elytis, Lawrence Durrell, Henry Miller... Après son départ d’Athènes, ses amis ne cesseront de lui manquer et il attendra leurs lettres avec impatience, intégrant souvent les copies des lettres qu’il leur envoie dans son journal.

La solitude revient comme un leitmotiv dans l’ensemble du journal, amplifiée par les nombreux séjours à l’étranger que lui impose son métier :

- À Londres : « Ah, si j’avais un ami à mes côtés » (p. 141, 1931)

- Depuis Pretoria : « Écrivez-moi quelque chose, n’importe quoi, mais écrivez-moi », écrit-il à Lawrence Durrell ; « j’éprouve tous les sentiments d’un homme abandonné sur une île déserte. » (p. 602‑603, nov. 1941)

- Au Caire : « Travailler sans avoir de compagnons est une misère. » (p. 627, mars 1942)

Ce besoin de l’autre, l’ami, avec qui échanger et partager, confère une profondeur particulière au choix de Séféris de donner voix dans ses poèmes à son double, Stratis le marin, que l’on retrouvera, embarqué avec ses compagnons de misère sur des bateaux vétustes aux trajets interminables. Dans Journées, Séféris annonce que son futur recueil aura pour titre, Les Poèmes de Stratis le marin. De 1931 à 1933, il en fait un ami avec lequel il converse, il lui laisse la parole ou même s’efface complètement derrière lui : « Stratis a l’intention d’aller écouter le Ring cette année » (p. 228). Et parfois, Séféris se plaît à faire écrire Stratis et à signer : « Salutations, Stratis le marin » (p. 232, 1933). Ce marin qui marche dans les pas du poète traduit à la fois le sentiment de solitude du poète et son attachement viscéral à la mer. Sous le costume du haut fonctionnaire ministériel, l’âme de Séféris est sœur de celle d’un simple paysan comme son ami Sotiris Stamelos, de Skiathos, ou celle d’un vieux marin. Séféris trouve ainsi du réconfort dans la dignité des Grecs pauvres, qui travaillent avec courage et modestie dans les champs ou sur les bateaux, et dans leur parler authentique.

« … comme un pissenlit cuisant dans un chaudron »

Le métier qui occupe Séféris presque toute la journée est globalement détesté, comme le furent les études de droit imposées par son père, avocat à Paris, puis professeur de droit international à l’université d’Athènes : « Je ne veux pas devenir avocat, ni journaliste, ni bohême. Je n’aspire qu’à une seule chose, fabriquer des poèmes… » (p. 87, mars 1927), écrit‑il à 27 ans alors qu’il vient d’entrer au ministère des Affaires étrangères. « Je vais souffrir toute ma vie d’une sujétion imposée ; elle va me garder emmuré » (ibid.).

Journées nous fait ensuite partager le lourd fardeau des tâches imposées au milieu de bureaucrates incompétents, d’hommes politiques pleutres et indécis, au sein d’un gouvernement instable, miné par les rivalités et les oppositions ; alliances incertaines, dissensions et atermoiements, consignes absurdes, cabales ridicules, mondanités insupportables, « entre intrigues et soupçons » (p. 537), « chacals et charognes » (p. 585), le poète souffre :

- Au consulat de Londres : « j’accomplis les tâches les plus stupides que j’aie jamais accomplies de ma vie […] Mon supérieur est un personnage borné, un imbécile, un triste sire. » (p. 139, oct. 1931) ;

- Au Caire : « L’ambassadeur est un animal de foire ; […] tous, sans exception, le trouvent insupportable ; les uns l’insultent, les autres se moquent de lui » (p. 556, juin 1941) ;