Acta Fabula : Danièle Leclair, "Les Travaux et les Jours de Séféris" (suite)

 Acta Fabula : Danièle Leclair, "Les Travaux et les Jours de Séféris" (suite)
17 mars 2022

 

 

- En poste à la légation grecque de Pretoria : « A Jo’burg ce matin, pour le travail. Rien là qui m’intéresse. » (p. 580, sept. 1941).

248 avril 1941 : l’armée allemande avance vers Thessalonique. 16 avril : « Le front albanais se désintègre » (p. 515). Séféris note : « Le gouvernement [grec] est sur les dents. Pas un seul de ses membres qui ait gardé son sang‑froid. Personne ne sait très bien pourquoi il s’en va, ni ce qu’il fera où il ira. Aucun plan, aucuns préparatifs. […] Du ministère, tout le monde se fiche » (p. 515). Quand le gouvernement, à peine arrivé en Crète, décide de s’exiler plus loin, en Égypte, Séféris juge que ce « climat de débandade généralisée offre un triste spectacle à la population » (p. 536).

Il subit la méfiance à son égard d’un gouvernement qui, depuis 1936, a imposé au pays une dictature et n’apprécie guère ses positions politiques en faveur d’un régime démocratique. Quand sa parole déplaît trop, il est envoyé en poste dans des pays lointains sans importance stratégique. Contraint de suivre le gouvernement en exil jusqu’en 1944, il pense avec déchirement au peuple grec qui souffre de la famine à Athènes, aux Crétois bombardés massivement, aux résistants qui se battent dans les montagnes (au Caire, il reçoit des délégations de résistants) et critique l’état‑major anglais qui semble faire peu de cas des Grecs. Alors même qu’il est chargé de la communication officielle et des relations avec la presse grecque et étrangère, sa parole est fréquemment retardée ou censurée, aussi bien à Athènes qu’au Caire. Tandis qu’il est évincé d’Égypte et nommé en Afrique du Sud, il apprend « qu’un journaliste de province, qui ne connaît aucune langue étrangère, a été nommé inspecteur des bureaux de presse en Afrique. Nous en sommes tous à nous demander ce qu’il va bien pouvoir inspecter » (p. 556, 1941). Au sein du gouvernement, on dit de lui : « Il est célèbre, Séfériadis, mais il ne peut pas faire l’affaire pour la propagande » (p. 714, mai 1943).

La comparaison « J’avais impression d’être comme un pissenlit cuisant dans un chaudron » (p. 679) peut s’appliquer à tout ce que Séféris ressent durant ses années au Caire ; outre la chaleur insupportable, le « sadisme des bruits » de la ville, un travail écrasant, des critiques incessantes, le climat moral est si éprouvant qu’il parle de « gangrène » et de « poison ». Dans une lettre à son ami Nanis, il résume ce qu’il éprouve : « les années de service m’ont été néfastes, pour ce qui est de l’écriture, j’entends » (p. 601, 1941).

Grâce à Journées 1925‑1944, on suit pourtant l’intense activité littéraire de Séféris, le lent cheminement qui le conduit de ses premiers poèmes aux importants recueils, mais aussi son activité de traducteur (de T.S. Eliot notamment), de critique littéraire et même d’éditeur. Tout cela qui constitue « son métier d’homme », que Séféris oppose à « son métier de fonctionnaire » (qui tend toujours à écraser son autre part, la plus vivante), est réalisé dans des conditions très difficiles. En effet, au manque de temps s’ajoute un cruel manque de matériel et d’argent. Séféris travaille toujours seul, de façon artisanale, recopiant les textes à la main et recherchant des financements.

Il va ainsi consacrer six mois à faire imprimer au Caire le manuscrit clandestin de Sikélianos (écrivain très engagé à Athènes contre l’occupant allemand), Poèmes acritiques, sur lequel il prononcera aussi une conférence ; il s’emploiera en outre à créer une revue littéraire, Evnostos [Heureux retour], présentera à Alexandrie une conférence sur Makryannis qui rassemble 1 500 auditeurs et fait événement, rédigera une préface pour l’édition d’un recueil poétique de Kalvos.

Son étude sur l’œuvre poétique de Cavafy commencée en 1937 n’est reprise qu’en octobre 1941 à Pretoria, où le manque d’activité à la légation grecque lui permet d’occuper ses journées à analyser les poèmes qu’il a lui‑même recopiés en y ajoutant des annotations ; on suit alors l’avancée de son étude. En janvier 1942, il indique que le commentaire de chacun des vingt‑deux poèmes parus en plaquette est terminé, ce qui représente plus d’une centaine de pages et qu’il va poursuivre en étudiant les poèmes suivants quand il est brusquement rappelé au Caire, ce qui lui fait dire : « Cavafy va rester inachevé » (p. 619). Et de fait, ce livre, qu’il rêvait de faire éditer à Alexandrie, ne verra jamais le jour.

On mesure ainsi la persévérance, la patience et la résistance morale de Séféris, finalement loin de la fragilité du pissenlit et plus proche de la résistance du pistachier lentisque, arbuste de la garrigue méditerranéenne auquel il associe Makryannis.

Ensuite, après le retour à Athènes en octobre 1944, ce sera la guerre civile, le manque d’eau, d’électricité, de nourriture, les tirs d’obus, les explosions, les morts dans la rue : « La Grèce, la pauvre Grèce : un corps crucifié, sur lequel tous s’acharnent rageusement » (p. 792, déc. 1944).

*

Journées 1925‑1944 garde cependant les traces de quelques instants de grâce : ainsi en septembre 1940, alors que la guerre s’amplifie et que la radio de Londres fait état de bombardements sur la capitale anglaise :

Ce matin, à Vouliagmeni. La mer, enfin, après des semaines d’attente – comme un rêve doré, un cadeau en or. J’ai pris un canot de bois et je me suis aventuré au loin. Sensation de l’immensité. Tout ce qu’il y a d’âme dans les corps chantait tout autour de nous. (p. 447)

Ou à Jérusalem, en juillet 1942 :

Sur la grand route, un soldat, un Noir. Sur ses épaulettes, le ruban orange des Nord-Africains. […] Debout, immobile, il observe pendant longtemps un mendiant assis […] qui demande l’aumône en gémissant de façon syncopée. Le Noir ne peut détacher son regard du mendiant qu’il observe comme un phénomène étrange. Puis, avec des gestes lents, il sort une bourse de sa poche, choisit une pièce et la lui donne. Belle image. (p. 666)

Et le 22 octobre 1944, après la Libération d’Athènes, sur le bateau qui ramène Séferis en Grèce, lorsqu’il aperçoit de loin Le Pirée, quitté trois ans et demi plus tôt :

Ce matin, la pointe orientale d’Hydra, Poros et puis la montagne d’Égine, épine dressée derrière le promontoire, et ensuite, dans les jumelles, l’Acropole. J’ai été, je crois, le premier à l’apercevoir. […]

C’est la plus belle journée du monde, la plus légère. (p. 784‑785)

*

Tout au long de Journées 1925‑1944, c’est la voix d’un homme profondément humble que nous entendons : sa persévérance pour donner le jour à ses propres poèmes et faire connaître ceux des autres poètes se double d’une écoute de l’homme grec ordinaire, l’anonyme dont il veut transmettre la voix : « je suis plein de corps souffrants », écrit-il (p. 698, 1943). Le mot « anonyme », que l’on retrouve à plusieurs reprises dans son journal, traduit l’effacement personnel d’un poète qui souvent se fond dans le « nous » et prend ainsi en charge le peuple tout entier, le destin de toute la Grèce. Face à la guerre qui frappe l’Europe et aux compromissions des hommes politiques, le peuple grec, lui, semble faire exception. Évoquant « le peuple tout seul, non souillé, tellement détaché de ceux qui le gouvernaient, quels qu’ils fussent » (p. 567, juil. 1941), il note :

Il est troublant, vertigineux, de penser que, ce que le peuple a fait, il l’a fait tout seul – tout seul. Les six mois de la guerre ont été marqués par deux phénomènes tout à fait distincts. D’un côté, un épanouissement, une résurrection anonyme. Et de l’autre, le cancer du Bretagne avec ses couloirs obscurs et ses gesticulations désespérantes. (p. 533, 1941, en Crète)

Alors qu’il dit tout son mépris pour les hommes politiques qui discutent sans fin des décisions à prendre et cherchent personnellement à se mettre à l’abri, Séféris révèle son admiration et son émotion face à l’engagement du soldat ordinaire, meurtri dans sa chair, qui combat pour défendre son pays : « Ces hommes anonymes sont ce que le pays a de plus précieux » (p. 535, mai 1941). Et, en février 1941 :

Maro, le soir, me raconte qu’elle a accompagné un blessé, qui non guéri encore, voulait quitter l’hôpital pour rentrer chez lui à pied. Elle s’efforçait de le soutenir pour l’empêcher de tomber, cependant que lui monologuait :

– Elle a qui, la Grèce, pour la guider ? … Elle se traîne dans l’obscurité, la Grèce… (p. 493)

C’est pour tous ces anonymes que Séféris écrira en 1942 son texte « 28 octobre » célébrant l’héroïsme du peuple grec ; ce tract signé Aéra sera tiré à mille exemplaires pour être largué au‑dessus d’Athènes par un avion de la RAF, Séféris rêvant que son ami Georges Katsimbalis resté à Maroussi le trouve et reconnaisse sa voix.

Son désir d’anonymat n’est donc pas une pose littéraire mais la revendication authentique d’un effacement qui trouve son expression à travers les personnages de Stratis le marin ou de Mathias Pascalis, ses doubles poétiques. Elle naît d’une observation sensible et émue de ses concitoyens, d’une attention à leurs visages, dans lesquels il lit une permanence et un « raccord » direct entre l’aujourd’hui et le passé, entre l’homme et d’autres forces du vivant. À Jérusalem, en août 1942, alors qu’il visite un camp militaire grec, il dira de l’officier qui le reçoit : « C’est un Grec de toutes les époques. Je ne parle pas en historien ; je veux dire qu’il est à l’image de l’olivier, par exemple, arbre immémorial en Grèce » (p. 667).

Émotion face aux visages, émotion face aux paysages. La montagne aussi est un être vivant. Avec elle, Séféris entretient une conversation ininterrompue que l’on suit dans son journal et dans ses poèmes ; sur le bateau, il observe la montagne qui se rapproche : « J’ai repris la conversation que j’avais entamée là‑haut avec elle » (p. 263, août 1933). L’imaginaire du poète est traversé par ce dialogue sensible entre l’homme et la nature, où les images — métaphores ou comparaisons — recomposent un paysage apaisé où ils cohabitent sans rupture.

La beauté du mont Parnès. […] ces montagnes […]. On les dit immatérielles, et cela ne veut rien dire ; cette matière même qui les rend si vivantes : elle danse, exige, se métamorphose, comme si elle avait une âme ; elle te parle et l’absence d’amis n’en devient que plus cruelle. (p. 430, août 1940)

Pour Séféris qui a dû se former seul, l’attitude dépourvue d’artifice de l’homme du peuple, dans sa vie quotidienne et dans la guerre, constitue un modèle qui doit inciter l’artiste à se dépouiller de son ego pour tenter d’atteindre une épure de la parole apte à traverser les temps, comme le peut aussi la montagne dont il observe le contour de la ligne de crête sur l’île de Poros : ligne qui dessine la tête d’une femme endormie, tantôt fondue dans le paysage, tantôt se détachant comme un masque d’or antique. Absorbé par la beauté de ce paysage, le poète en tire des leçons pour sa propre écriture : elle élargit « notre existence à l’infini », « tout ce qu’il y a de mortel en nous se dépouille sans effort » (p. 406).

De l’intérêt d’une traduction intégrale

Dans son introduction, G. Ortlieb rend hommage au travail pionnier réalisé par Denis Kohler, chercheur spécialiste de l’hellénisme moderne, qui s’est employé à faire connaître Séféris en France et à le traduire : il est l’auteur d’une biographie du poète et d’une étude de son œuvre, de la traduction d’une sélection d’Essais et d’une anthologie du journal, Pages de Journal 1925‑1971 publiée en 1988. Pour sa traduction de Pages de Journal, accompagnée de riches annexes et d’un trajet biographique détaillé, D. Kohler indique d’emblée le choix qu’il a opéré : traduire « les entrées concernant le rapport de Séféris avec sa création et son thème essentiel, le couple Grèce / hellénisme » ainsi que « les notes relatives aux événements tragiques », ajoutant : « De sa vie privée, au sens banal du terme, on ne trouvera rien. »

Et de fait, dans les extraits de Pages de Journal, les émotions, souvent fortes, que suscitent les marches de Séféris à travers la ville et ses environs, au cours desquelles il observe le paysage et les gens de la rue, ou celles que fait naître en lui l’écoute de la musique se trouvent souvent sacrifiées.

Il est bien entendu légitime de privilégier tout ce qui se rapporte à la création d’un écrivain mais supprimer les éléments de sa vie jugés « banals », notations affectives ou matérielles, ne risque-t-il pas d’effacer des éléments importants pour sa construction mentale et son écriture, et de donner de lui une image incomplète, voire de fausser notre perception du poète ?

Parce que la vie et l’œuvre d’un artiste sont étroitement intriquées, parce que Journées livre des informations personnelles qui seront évacuées de l’œuvre poétique mais qui n’en participent pas moins au contexte créatif, voire à la naissance des poèmes, l’entreprise de G. Ortlieb pour procurer aux lecteurs francophones une traduction intégrale du journal de Séféris représente donc une contribution décisive pour la connaissance d’un poète réservé dans l’espace public et soucieux d’éliminer tout épanchement sentimental dans ses poèmes. Elle nous le rend plus proche en nous faisant revivre et partager ses difficultés, ses sentiments et les émotions qui le bouleversent.

Dans la traduction intégrale en effet, on découvre que l’homme au visage sérieux, souvent sombre, que l’on voit sur les photographies connues de lui, le diplomate policé, mesuré dans ses propos, cède à l’impulsivité quand il se moque de son supérieur ou quand il décide la veille pour le lendemain de se marier avec sa compagne, et laisse souvent libre cours à l’humour, à la colère ou à la fureur face à ses collègues du gouvernement.

Même s’il est pudique dans l’expression de ses sentiments, dans Journées 1925‑1944, Séféris va révéler son premier grand amour pour une jeune pianiste française dont il attend avec impatience (et désespoir) les lettres, une fois retourné à Athènes, puis sa relation secrète avec Lou, musicologue et femme mariée qu’il retrouve dans une banlieue d’Athènes (et à qui il écrira régulièrement quand il sera en poste au consulat de Londres) et plus tard, son amour pour Maro, celle qui divorcera pour lui et deviendra sa femme. Femmes qui ne sont jamais nommées dans l’œuvre poétique.

Mais Lou est quasiment sa seule interlocutrice de 1931 à 1933. Grâce aux lettres qu’il lui adresse et qui constituent l’essentiel des Journées 1931‑1933, nous est révélée toute la place que prend la musique classique au cours de ces années londoniennes. En effet, Séféris assiste à de très nombreux concerts et échange ensuite avec Lou sur les œuvres et leurs interprétations, tout en regrettant de n’avoir pas une meilleure culture musicale. La musique a le pouvoir de le faire sortir de lui-même ; les œuvres jouées par les compositeurs eux-mêmes (Stravinsky, Ravel) et plus grands interprètes (Beethoven par Furtwängler) sont sources de profondes émotions mais aussi de réflexion sur la création, notamment sur la sienne. Dans cette période d’intense réflexion sur son écriture, il cherche dans la musique des chemins qu’il ne trouve pas dans la littérature de son temps : « Bach est d’une telle portée générale et d’une telle exigence que je me dis parfois qu’[…]il sera plus à même de m’apprendre comment écrire Stratis le marin » (p. 227‑228). De longs développements sont consacrés à Beethoven, Schubert, Ravel, Debussy, Stravinsky. Au sortir d’un concert de Schubert où il a entendu l’introduction à Rosamunde, la Symphonie inachevée et la Symphonie en do, il note :

[…] j’ai découvert là des choses qui me sont apparues pour la première fois : la sensation de mesurer le pouls d’un corps vivant, avec des subtilités infinies jusque dans la moindre nuance ; un velouté qui en était presque tangible, et une humanité dans les bois et les cuivres, surtout, qui en devenait fraternelle. (p. 160)

La restitution de ces passages éclaire le cheminement de Séféris, son approfondissement pour atteindre la note juste comme les musiciens aimés ont pu le faire.

De même, si Séféris ne dit rien de la vie quotidienne de Maro, si elle n’est que simplement nommée, elle est à ses côtés, partageant les découvertes des lieux et les épreuves. C’est par elle — qui est bénévole à l’hôpital — qu’à Athènes, il apprend et note les souffrances des soldats blessés ou malades du typhus, et leur patriotisme. Les présences en filigrane de Lou et de Maro apportent donc au journal une dimension humaine et poétique qui éclaire l’œuvre qu’elles ont accompagnée.

*

Alors que la brièveté des entrées conservées dans Pages de Journal pour les années 1925 et surtout 1926‑1927 le masquait, nous découvrons dans la traduction intégrale le mal être qui submerge alors Séféris. À 26 ans, le jeune poète ne cesse de dire son angoisse et son profond désespoir : « Quand je regarde derrière moi : un ruban noir ; devant moi : rien d’accessible » (p. 52, mars 1926). Les termes utilisés en 1926 dénotent une profonde dépression : « sanglots », « malheur », « pensées qui m’anéantissent », « suicide à petites doses », « solitude déprimante »… Années noires où il écrit se sentir très mal, avec le sentiment que « la vie se tarit » et qu’il ne parvient pas à trouver sa voie. La page écrite le 7 septembre 1926 atteint un paroxysme :

Ah, mourir …/ Je me sens malade […] /

Je suis un animal malade ; tristesse sans mélange. Je repense à ce chien enragé, empoisonné durant les premiers jours de notre installation à Kifissia. Combien de temps a-t-il fallu pour qu’il crève ? […]

Je me vois finir comme lui […].

Je suis gravement atteint. (p. 78)

L’année suivante, il traduit en grec le chapitre des Essais de Montaigne « Que philosopher c’est apprendre à mourir » (p. 89). Les pertes intimes s’accumulent : sa mère est morte juste après son retour à Athènes, sa fiancée française s’éloigne, il souffre tant de devoir embrasser une carrière qu’il n’aime pas qu’en 1926, il ne se présente pas à l’examen. C’est donc sur un désespoir essentiel que sa vie se construit, c’est sur une souffrance intérieure que se bâtit son œuvre poétique.

Bien plus tard, quand le métier et l’œuvre poétique se seront imposés dans sa vie, le déchirement perdurera. À cela s’ajoutent des difficultés matérielles, insoupçonnables sans ces confidences que le poète livre à son cahier. La traduction intégrale de Journées nous révèle ainsi que la fonction ministérielle de Séféris est loin de lui assurer des revenus suffisants ; régulièrement, Journées évoque sa pauvreté :

Difficultés financières. Après quinze années de labeur, je ne gagne toujours pas ma vie ; pas assez pour me nourrir, me loger, m’habiller. (p. 450, sept. 1940)

Il est triste de devoir sans cesse compter ses sous. (p. 578, sept. 1941)

Je me réveille avec le sentiment de ma pauvreté, au milieu de gens nantis. (p. 704, 1943)

Et quand Séféris rentre à Athènes en 1944, après la Libération, il n’a pas d’autre choix que d’aller vivre avec Maro chez son père, dont la maison abrite déjà le frère et la sœur de Séféris ainsi que le mari de celle‑ci. Et leur situation s’aggrave quand l’armée anglaise réquisitionne le rez‑de‑chaussée (et bientôt une partie du premier étage) pour en faire un hôpital de campagne. Les morts gisent dans la rue et les blessés agonisent dans sa maison.

*

Grâce à cette nouvelle traduction du journal, on visualise parfaitement de petites scènes du quotidien marquantes. Séféris et sa femme sont par exemple assis par terre contre la soute du bateau surchargé qui les emmène en Crète : le poète observe en silence les officiers anglais expliquer aux leurs comment utiliser canots et gilets de sauvetage en cas d’attaque allemande, et ajouter en regardant les Grecs : « Les autres se débrouilleront comme ils le pourront » (p. 523). Ces scènes brièvement relatées révèlent à la fois le regard lucide du poète et la condition peu enviable du diplomate grec : le manque de logement, les pensions sales, étouffantes et bruyantes, l’entassement dans les bateaux ou trains pour réfugiés… Les Anglais « nous ont traités comme les membres d’une tribu à qui ils feraient l’aumône », écrit-il (ibid.). Ce mépris des Anglais envers les Grecs accroît son sentiment d’être partout un réfugié, allant de pays en pays, contraint d’abandonner amis, livres et valises : « Nous ne sommes pas des hommes, ici, nous sommes les étrangers », note-t-il au Caire (p. 677).

***

Même si Georges Séféris a l’impression pendant la guerre que son cahier ne contient que « de pauvres traces, des habits élimés » (p. 650), sur la durée de ces vingt années, on voit que son journal — qui n’est jamais abandonné — constitue malgré tout un viatique précieux, qui lui permet de ne pas rompre avec l’écriture personnelle quand les événements l’empêchent de se consacrer à la poésie. Ses épreuves lui permettent de partager le sort du peuple grec. S’il souffre de son métier et des circonstances, il résiste à sa façon et n’abandonne ni son métier ni la poésie. Porté par plus haut que lui, il a choisi de faire vivre l’hellénisme.

Ainsi l’œuvre poétique de Séféris, que les lecteurs français ont pu lire depuis longtemps en traduction, se trouve dotée d’un arrière‑plan qui permet à la fois de comprendre la complexité de ce que vit alors la Grèce et de saisir le travail du poète, la façon dont il met à distance une réalité historique et personnelle douloureuse pour ne garder dans le poème que son épure. Les jours vécus sont décantés pour tracer une ligne continue entre morts et vivants. Mais les événements qui ont disparu des poèmes continuent à tourner dans le cœur du poète, dans le chaudron de la création. On peut donc dire que cette traduction de Journées 1925‑1944, qui nous donne à lire ce bouillonnement intérieur et toute la difficulté des travaux et des jours de presque deux décennies cruciales, constitue une entrée idéale pour aller à la (re)découverte de la poésie de Séféris.

 

Par Danièle Leclair