Philippe Denis et les poètes du haïku, par Alain Mascarou

 Philippe Denis et les poètes du haïku, par Alain Mascarou
11 juin 2021

La traduction semble être devenue de règle pour les poètes d’aujourd’hui.

Certains d’entre eux ont d’abord publié des traductions — que le passage par elles, lié parfois à l’exil, ait été ou non pour eux la voie de la poésie. Pour d’autres, ce n’est que parvenus à la maturité de leur art qu’ils se sont trouvés dans cette relation des proximités nouvelles. C’est le cas pour Philippe Denis, et les alter ego qu’il s’est découverts en Emily Dickinson et dans les maîtres du haïku. Il a pu lire l’une et l’un des autres, Bashô, dans les livraisons de la revue L’Éphémère, qui accueillit ses premiers poèmes. Toutefois, la cristallisation n’eut lieu que bien plus tard, quand le poète n’eut plus besoin d’aînés, mais de pairs. 
La publication des Inventions de Philippe Denis au Bruit du temps, après celle des 117 poèmes d’Émily Dickinson à La Dogana en 2020, en est la preuve. C’est bien le dépouillement et une saisie sans détour du réel, coupant l’herbe sous le pied de toute pose poétique, principes auxquels était déjà fort attaché Denis, qu’il retrouvera avec bonheur chez les poètes du haïku. Et par une voie indirecte : au travers des explorations qu’en firent les poètes américains comme E. E. Cummings et Cid Corman qu’il découvrit lors de ses séjours aux US dans les années 80. Il y composera l’essentiel de Divertimenti (1), titre qu’on peut entendre comme une diversion à l’envoûtement stérilisant du langage, pour laisser advenir les ondes du sensible. Sans compter que ce recueil comporte, entre autres offrandes, un hommage à l’« elliptisme vibrant » d’Emily Dickinson — et la formule pourrait s’appliquer aux poètes du haïku, tout autant qu’à l’affermissement de la manière de Philippe Denis.  
La nécessité pour lui de changer ces poètes de langue est si impérieuse, si intime, qu’elle s’exonère d’un autre défi, passé par pertes et profits : notre intrépide auteur ne connaît pas le japonais, n’a de rapport avec les poèmes que différés par la traduction anglaise et les commentaires de R.H. Blyth (1898-1964). Il s’agit donc d’une pratique particulièrement iconoclaste aujourd’hui, où sont devenus de règle le contact avec l’original et les traductions de spécialistes attestés. Or notre poète semble n’en avoir eu cure. Loin de se préoccuper de contextualiser ces œuvres, rien ne semble lui avoir paru plus légitime que de les délivrer de la pression du signe, idéographique en l’occurrence, comme du poids des références géographiques et culturelles. Il n’est question que de renouer avec une innocence, de « retrouver cette adhésion première avec la première fois du monde et de ses éléments » (2) que Philippe Denis saluait si magnifiquement en l’art de Tal-Coat. Il s’agit de se tenir au point d’équilibre entre l’œuvre achevée et l’œuvre à venir.   
Par ce biais, c’est une autre notion qui se trouve quelque peu malmenée, celle d’auteur, et non sans une franche désinvolture, de la part de Denis. Déjà, dans Si cela peut s’appeler quelque chose (3), il intitulait un choix de ce poète « Moi et Issa ». Il récidive aujourd’hui en titrant Inventions ses « approches » de cent haïkaï, et il le fait avec un tel naturel, qu’on pourrait se demander si Philippe Denis n’est pas l’hétéronyme d’Issa ou de Bashô ou de Buson ou de Shiki. On en voudrait pour preuve ce poème de Divertimenti (4) : 

 

Papillon — un instant — replié.

Papillon qui presse entre ses ailes


le souvenir de la fraîcheur des trèfles. 

 

notation de ravissement dans la capture, de recueillement dans la saisie, qui semble une reprise de Bashô (5) : 

 

Parfum d’orchidée

— en sont imprégnées

les ailes du papillon

 

Or il n’en est rien. C’est d’une « tablette » de Denis que la notule s’envole. Et elle pourrait être une métaphore de l’art de traduire. Mais du troisième journal de voyage du « seigneur ermite », Le Petit carnet de la hotte, il retient le tercet suivant (6), dont nous empruntons à nouveau l’énoncé à une édition bilingue, où il est précédé de l’indication d’une localité administrative :

 

À la demeure de montagne d’Iga

Le bruit de quelqu’un

qui se mouche avec les doigts —


Pruniers en pleine floraison



 

En échange, Denis sort de sa propre hotte ces variations (7) : 

 

Sous les pruniers en fleurs,

le chuintement

d’un qui se mouche sans-façon

 

Chuinement ?

 

Une pause, et le poème se reprend. Pour corriger un mot par un autre ? Plutôt pour ménager au lecteur l’espace des « flâneries entre ce qui fut écrit et ce qui ne le fut pas » — comme l’écrit Philippe Denis dans son avant-propos. Un silence, que gonfle ici la jubilation du son qu’il va libérer : « chuinement », un mot de roture, il ne peut se réclamer ni de « chouiner» ni de « chougner » qui ont leurs patentes de noblesse, il joue tout de même sa chance, aussi précaire et unique lui-même que le geste disgracieux qu’il prolonge, en contrepoint narquois à l’intemporelle et « poétique » saison des fleurs. En même temps, ce correctif signe l’accomplissement de l’œuvre, en lui faisant obstacle. Le poème est, sans le dire, une négociation entre l’esprit critique et la beauté.


 

Par Alain Mascarou

 

(1) Philippe Denis, Divertimenti, Mercure de France, 1991
(2) Philippe Denis, « Pierre Tal-Coat », NRF, n°333, 1er octobre 1980, p. 158
(3) Philippe Denis, Si cela peut s’appeler quelque chose, La ligne d’ombre, 2014
(4) op.cit, p.114
(5) Bashô, Seigneur ermite, traduction de Makoto Kemmoku et Dominique Chipot, La Table ronde, 2012, p. 101.
(6) id, p. 159
(7) Philippe Denis, Inventions, 2021, p. 12