Art Press - D.H. Lawrence : le risque de l'absolu

 Art Press - D.H. Lawrence : le risque de l'absolu
01 juillet 2014

D.H. Lawrence : le risque de l'absolu

Tantôt oublié, tantôt redécouvert, David Herbert Lawrence (1885-1930) est un écrivain multiple et inassignable à un genre. C’est peu de dire qu’il brouille les conventions du romancier anglais « installé ». Voici La Vierge et le Gitan, dernier tome des nouvelles complètes traduites au Bruit du temps. Son éditeur Antoine Jaccottet éclaire aujourd’hui cette œuvre d’une grande originalité.

Maintenant que votre édition complète des nouvelles de D.H. Lawrence est terminée, pouvez-vous dire comment vous avez découvert ces textes et d’où est venue votre envie de les publier ?

Antoine Jaccottet — Lawrence est un auteur que j’ai lu dès l’adolescence. J’ai encore souvenir de la couverture en livre de poche de L’Amant de Lady Chatterley que j’avais trouvé dans la bibliothèque paternelle. Je me suis ensuite essayé à traduire une ou deux nouvelles de lui lorsque j’ai commencé à étudier l’anglais à l’Université, mais ma maîtrise de la langue n’était pas suffisante. L’idée de donner en français une meilleure édition de ses textes m’est venue plus tard, lorsque j’ai débuté dans l’édition, chez Robert Laffont. Lawrence figurait sur une liste de projets que j’avais remise à Guy Schoeller, directeur de la collection « Bouquins ». Je l’ai ensuite proposé à « Quarto », je rêvais d’un volume consacré à Lawrence en Italie, regroupant les romans et les essais qu’il a consacrés au pays où il s’était enfui en 1912 avec Frieda Weekley (qui abandonna pour lui son mari et ses deux filles) et où il est toujours revenu ensuite, jusqu’à la fin de sa courte existence. Finalement, c’est une édition de Femmes amoureuses qui a vu le jour. Elle regroupait, comme Lawrence l’aurait souhaité, deux romans qui formaient un tout dans son esprit : L’Arc-en-ciel et Femmes amoureuses. J’avais pu y ajouter un choix de lettres concernant ces deux romans. Lawrence est un extraordinaire épistolier.

Portraits de femmes

Le lecteur français connaissait quelques nouvelles éparses, grâce notamment au critique et traducteur Pierre Leyris. Vous avez travaillé à partir de la Cambridge Edition. Comment décririez-vous l’anglais de Lawrence dans ces nouvelles ? Quel a été votre fil directeur pour garder l’originalité de leur forme ?

A. J. — En réalité, toutes les nouvelles avaient déjà été traduites : des choix l’avaient été du vivant de l’auteur, chez Gallimard. Il y a eu ensuite une édition universitaire complète en deux volumes dans les Classiques Garnier. Malheureusement, ces traductions étaient souvent très insatisfaisantes et, vous avez raison, le volume de Pierre Leyris dans son admirable domaine anglais du Mercure était l’un des rares qui ait su rendre justice à l’écriture si particulière de Lawrence. Il y a eu plus tard une excellente anthologie constituée par Patrick Reumaux, La Belle Dame et autres contes mortifères. C’est en lisant le sottisier placé par Reumaux en annexe à son choix que j’ai pris conscience de la nécessité qu’il y avait à retraduire Lawrence, et donc qu’a germé l’idée d’une nouvelle édition complète des nouvelles que, l’heure venue, j’ai confiée à Marc Amfreville qui venait de traduire L’Étalon.
Nous lançant dans l’entreprise, il était évidemment indispensable de traduire à partir des textes établis, avec un soin digne de la Pléiade, par les éditeurs de la monumentale Cambridge Edition. Lawrence écrivait souvent pressé par le besoin d’argent, il était sans cesse en voyage, ses textes, passés par plusieurs états successifs étaient publiés par des revues, parfois tronqués, censurés, amendés. Les textes de l’édition de Cambridge sont assez différents de ceux des éditions courantes sur lesquels s’étaient fondés les premiers traducteurs.

Les portraits de femmes sont saisissants chez Lawrence, notamment ceux de L'Amant de Lady Chatterley, mais aussi d’Amants et Fils. Quel regard portez-vous sur « Celle-qui-avait-été-Cynthia » dans la nouvelle « la Vierge et le Gitan » ?

A. J. — « La Vierge et le Gitan » est une nouvelle tardive, et qui n’aurait pu être qu’une variation sur un thème que Lawrence n’a cessé de reprendre, sa vie durant jusqu’à son dernier et plus célèbre roman : comment une jeune femme se délivre d’un milieu étouffant et s’éveille à une vie plus intense en découvrant l’amour et la sexualité avec un homme venu d’un milieu qui lui est totalement étranger. Ici, l’homme est un gitan, à propos duquel Lawrence renverse tous les clichés puisqu’il lui apparaît comme l’image de la pureté face à la « saleté » dans laquelle est confiné le vieux presbytère anglais. Mais ce peut être le paysan sicilien de « Soleil », ou, avec une audace plus grande dans la description de la sexualité, Mellors, le garde-chasse de L’Amant de Lady Chatterlay.
C’est à juste titre que vous attirez l’attention sur le personnage évoqué dans la nouvelle comme « Celle-qui-avait-été-Cynthia ». Si Lawrence parvient, une nouvelle fois, à donner vie à son thème et à faire de « la Vierge et le Gitan » un petit chef-d’œuvre, c’est que le modèle du personnage de la « Vierge » n’est autre que la fille de Frieda, Barbara, qui était venue récemment leur rendre visite en Italie et pour laquelle l’écrivain éprouvait beaucoup de sympathie, sans doute parce qu’elle était tenue pour la rebelle de la famille. À l’été 1925, Lawrence est en Angleterre : le mépris dans lequel est désormais tenue Frieda (« Celle-qui-avait-été Cynthia ») dans son ancienne famille ranime sa colère contre le puritanisme hypocrite de son pays d’origine et lui permet d’écrire une satire enflammée et réussie de la famille Weekley ; mais aussi d’imaginer la magnifique scène où le gitan sauve la jeune femme de la noyade alors que le presbytère va être emporté par les flots d’un nouveau Déluge.

Le pèlerin sauvage

Lawrence s’exile en Italie, aux États-Unis, au Mexique et compose des essais sur la Sardaigne et la Méditerranée. Cette frénésie hors de l’Angleterre se retrouve-t-elle dans son écriture, sa manière de faire « jaillir » des scènes ? Son impatience, sa vitalité en dépit des problèmes d’argent et de censure ? Diriez-vous de Lawrence qu’il est « l’homme qui s’enfuit » ou le « pèlerin sauvage » tel qu’il se décrivait ?

A. J. — Oui, c’est une composante essentielle de l’homme Lawrence, mais aussi de son écriture, que cette impatience, cette insatisfaction perpétuelle qui lui a fait quitter son propre milieu (il était le fils d’un mineur de la région de Nottingham), puis son pays, l’Angleterre, et parcourir le globe à la recherche d’un absolu qu’il n’atteindra jamais. Car la plénitude qu’il recherche, si elle est d’abord, comme il l’écrivait à propos de Femmes amoureuses, « la lutte passionnée pour accéder à l’être conscient », est aussi de l’ordre du sacré, d’où sans doute cette appellation de « pèlerin sauvage ». Dans un texte de Matins mexicains, il dit avoir « parcouru le monde à la recherche de quelque chose de nature religieuse assez puissant pour me bouleverser ». C’est l’intensité de son désir qui lui confère ce don stupéfiant de saisir en quelques jours l’essentiel d’un pays et de ses habitants (la Sardaigne, dans Sardaigne et Méditerranée, l’Australie, dans Kangourou).
Ce qui est très beau, chez lui, et qui fait la grandeur de son œuvre, je crois, c’est qu’il est conscient aussi que ce mouvement qui le porte vers l’absolu peut aussi devenir ce qui le sépare de cette flamme en nous, de la plénitude de vie qui est l’objet de sa quête. Lawrence est, bien sûr, lui-même « la Femme qui s’enfuit », cette femme que son désir d’absolu mène au sacrifice et à la mort. Et l’ami qui lui a reproché de l’avoir caricaturé dans « l’Homme qui aimait les îles », Compton Mackenzie, n’avait pas compris que Lawrence, à travers lui, y faisait d’abord sa propre critique. L’homme qui aimait les îles c’est aussi l’écrivain qui cherche à se protéger du réel dans le monde idéal de son œuvre, dont serait peu à peu bannie toute imperfection.
On a pu aussi décrire Lawrence comme un « prêtre de l’amour ». Il faudrait parler de l’étonnante nouvelle, « le Coq fugueur », qui figure dans ce cinquième et dernier tome, où il met en scène le Christ après la résurrection. Un Christ qui lui ressemble à l’époque où il écrit la nouvelle, las de ses propres prédications, découvrant « que le monde réel est mille fois plus merveilleux qu’aucun ciel ou salut » et qui se réjouit de n’avoir plus aucune mission à accomplir. Dans la seconde partie (« phallique », comme il la désignait lui-même), il va plus loin et s’emploie à montrer que la vraie résurrection doit avoir lieu littéralement « dans la chair », en recourant au mythe d’Isis et d’Osiris. « L’Homme qui était mort » (traduction littérale du titre donné à l’édition anglaise de la nouvelle) la connaîtra en étant initié au mystère de l’amour charnel par la prêtresse d’Isis.

Contre le beau style

Refusant la vénération comme la réprobation, Virginia Woolf écrit en 1931 à propos de l’œuvre de Lawrence : « Rien ne demeure immobile en vue d’être contemplé. Tout est rongé par quelque insatisfaction, quelque beauté suprême, quelque désir ou opportunité. » Et encore : « On sent qu’aucun mot n’a été choisi pour sa beauté ni pour son effet sur l’architecture de la phrase. » Êtes-vous d’accord ?

A. J. — Grand écrivain, Virginia Woolf était une merveilleuse critique, particulièrement perceptive. On pourrait en dire autant de Lawrence dans ses Études sur la littérature classique américaine, notamment. En quelques mots, elle montre qu’elle a compris l’essentiel, en dépit de tout ce qui, sans doute, la heurtait personnellement dans cette œuvre. L’« insatisfaction », la quête d’une beauté suprême, c’est ce que je tentais de décrire maladroitement à l’instant. Mais cette beauté est toujours conçue comme une flamme, jamais comme une image figée. Lawrence a l’esthétisme en horreur et son écriture en témoigne. Marc Amfreville pourrait sans doute le dire mieux que je ne le fais, pour l’avoir si longuement expérimenté, mais oui, Lawrence donne l’impression de ne jamais chercher l’effet dans ses phrases. La plupart du temps, lorsqu’il doit remanier une nouvelle ou un roman, il préfère tout réécrire, d’un seul jet. Peut-être pourrait-on caractériser le style du dernier Lawrence, devenu à ses meilleurs moments d’une suprême liberté, par l’ironie, si souvent présente et qui a pour effet de détruire la tentation du beau style. À la première page des Matins mexicains, il prend soin de rappeler que celui qui prétend parler du Mexique avec une majuscule et avec grandiloquence n’est jamais que ce petit personnage assis à sa table avec un stylo et qui ne voit qu’un coin du ciel. Sans doute est-ce dans la mesure où toute éloquence emphatique, toute joliesse est impitoyablement bannie, et parce qu’il ne perd jamais le contact avec la force élémentaire qu’il sent palpiter dans le monde physique, que sonnent si juste les moments où, dans ses romans, ses récits de voyages ou même sa correspondance, il parvient à saisir la beauté du monde réel. Ces ruptures ironiques, tout autant que les moments de pur lyrisme, sont constitutives du rythme propre à Lawrence, et c’est cela qu’il faut parvenir à faire entendre dans la traduction.

                                                      Propos recueillis par Jean-Pierre Rossignol