Revue Textimage, par Baptiste Decorps

09 juin 2021

La terre qui nous portait tremble1.

Peut-être faut-il partir de la toute dernière page de Bonjour, Monsieur Courbet pour sentir que ce livre est émouvant : « achevé́ d’imprimer le 8 février 2021 ». Le 8 février, soit seize jours avant le décès du poète. Emouvant donc, ce livre l’est par sa dimension testamentaire2. Alors que le livre respire la vie presque à chaque page, vie célébrée tant par les rencontres, les amitiés, les œuvres que par les « paysages », revenant incessamment sous cette plume qui tant de fois a tenté de les saisir ; alors, donc, que suinte la vie, nous ne pouvons, pour le moment – et certainement faudra-t-il relire l’œuvre une fois passé l’après-coup de cette disparition – que parcourir ces pages en ayant la mort en tête. Mort qui, d’ailleurs, n’est pas entièrement absente de ce recueil puisqu’en son cœur, le texte dédié́ à Nasser Assar, disparu en 2011, intitulé « En pensant à Nasser Assar », se lit bien comme une oraison funèbre. Mais c’est là un détail puisque, fondamentalement, ce que célèbre ce livre, c’est l’amitié. Le sous-titre l’indique : « artistes, amis, en vrac ». La juxtaposition a valeur d’épanorthose : Philippe Jaccottet parle moins ici de peintres, de photographes, d’aquarellistes que d’amis. Aussi parcourt-on ces pages comme une succession d’instantanés biographiques qui permettent de saisir l’environnement artistique dans lequel Philippe Jaccottet a évolué́, essentiellement autour de Grignan, véritable leitmotiv de ces pages. Il ne faut alors pas s’attendre à lire de belles dissertations d’esthétique en feuilletant l’ouvrage – Jaccottet s’est de toute façon toujours méfié́ du ton professoral et dogmatique3 – mais plutôt se préparer à lire des souvenirs : « Gérald Goy, inséparablement, d’ailleurs, d’Alba, sa femme si frêle, si effacée et pourtant si présente, a été́ de nos amis très chers – dans la mesure où le permettait leur excessive discrétion »4. Ou encore : « Je n’ai jamais oublié, moi qui oublie tant de chose, l’exposition de la Galerie Maeght par laquelle Giacometti fit sa réapparition dans le monde de l’art, en 1951 »5. 

C’est qu’il ne faudrait pas se méprendre : le je est omniprésent ici, autant que dans la poésie de Philippe Jaccottet. D’abord, on l’aura compris, il est présent en tant que sujet des souvenirs remémorés. Mais il l’est aussi parce que ces pages ont valeur d’autobiographie. Plusieurs fois, le poète revient sur des voyages, des visites, des évènements qui ont jalonné son existence. Au fil des textes, on retrouve toutes ses facettes, aussi bien traducteur lorsqu’il évoque Marc Chagall6 que poète, dans le sens plein du terme, quand il offre à lire deux poèmes composés pour accompagner des œuvres de Claude Garache7. Emouvant, l’ouvrage l’est donc quand on parcourt ainsi toute une vie au lendemain d’une mort. 

Cette vie, il ne l’a pas vécue seul et Anne-Marie Jaccottet apparait dans les dernières pages du livre. C’est peut-être d’ailleurs dans les pages qu’il consacre à sa « paroissienne » que l’on trouve le vrai projet du poète : « Il faudrait donc simplement aider à voir. Et qu’on mesure tout de même que ce n’est pas aussi simple qu’il semble »8. 

Et de fait, si le propre du recueil est d’entrainer inévitablement un certain nombre de répétitions, celles-ci ont aussi le mérite d’exposer la constance d’une pensée. Philippe Jaccottet ne cesse ainsi de ressasser qu’il n’est en aucun cas critique : « si je me suis toujours refusé à écrire sur un peintre vivant, à moins qu’il ne s’agit d’amis assez proches pour que je puisse me croire leur familier, c’est, d’abord, parce que je suis incapable d’en parler en critique d’art »9 ; « Je ne suis pas du tout critique d’art »10. Le poète se fait même un brin provocateur lorsqu’il affirme que « l’art, encore une fois, n’est pas fait pour les spécialistes de l’art »11. 

Si Philippe Jaccottet n’est pas critique d’art, il est résolument poète et c’est bien en tant que tel qu’il regarde les œuvres de ses amis. Ce n’est pas un hasard si c’est dans le premier texte du recueil, « Vérone, la porte de San Zeno (XIe-XIIe siècle) » que l’on trouve cette comparaison : « considérez simplement, par exemple, comment le maitre du second style envisage l’arbre : c’est pour lui le prétexte d’une arabesque pleine de grâce et, s’il était écrivain, on dirait d’une "belle phrase" »12. Dès le départ, image et phrase, peinture, sculpture et poésie sont rapprochées. Et si le biographique rencontre l’autobiographique dans ces pages de souvenirs, c’est parce que bien souvent, parlant de ses amis, Jaccottet parle de lui. Qui pourrait dire s’il est question d’Italo De Grandi ou de Philippe Jaccottet quand on lit : « n’avoir pas d’autre but que la reconnaissance exprimée au monde par le moyen d’un langage, quel qu’il soit »13 ? L’incise finale, à nouveau, oriente vers un rapprochement entre peinture et poésie. Ailleurs, parlant d’Hesselbarth, Jaccottet cite le peintre qui compare sa peinture à une porte : « pour finir, ça fait comme une vieille porte qui a été́ peinte dix mille fois »14. Et l’on retrouve cette image de la porte sous la plume du poète dans Paysages avec figures absentes : « les œuvres ne nous éloignent pas de la vie, elles nous y ramènent, nous aident à vivre mieux, en rendant au regard son plus haut objet. Tout livre digne de ce nom s’ouvre comme une porte, ou une fenêtre »15. 

Parce que poètes et peintres sont d’abord des « regards ». Et c’est bien cela que Jaccottet célèbre chez ses amis : une capacité à observer le réel. Habitués de la poésie de Jaccottet, nous ne sommes ainsi guère étonnés de voir que les œuvres reproduites pour accompagner les textes (on notera d’ailleurs que jamais n’est clairement explicité le sens de la lecture – du texte aux images ou des images au texte ?) sont, pour beaucoup, des paysages. Et, lorsque ce n’est pas le cas, on s’amuse à lire le poète nous détailler, justement, le trajet de son regard. Ainsi, commentant Le Baptême du Christ de Piero della Francesca : 

Mais il y avait, pour me retenir et me rendre muet d’émerveillement, plus que cela. C’était, bien sûr, que la scène se passait sous des arbres, et même identifiables, parmi l’herbe ; qu’un paysage de collines s’élevait doucement dans le fond, avec des chemins et des tours, donnant pour cadre à la fête (qui n’était pas pour moi à ce moment-là celle du baptême du Christ, mais une fête comme antérieure et sans nom) la terre que nous connaissons, notre demeure16

Emouvant donc, cet ouvrage l’est aussi parce qu’il nous permet de retracer l’itinéraire du regard de Jaccottet depuis les années 50 (le premier texte conservé a été́ écrit en 1956) en sachant que ce regard s’est désormais éteint. 

C’est donc bien en ami que Philippe Jaccottet évoque les artistes qu’il a côtoyés. Mais c’est aussi en poète qu’il admire leur perception du réel. Et il n’y a là rien d’étonnant de la part de celui qui, déjà̀ en 1967, posait la question avant d’y répondre :

Qu’est-ce donc que le chant ? Rien qu’une sorte de regard17

Par Baptiste Decorps

 

 

Philippe Jaccottet, A la lumière d’hiver [1977], Paris, NRF-Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2011, p. 15.

On retrouve cette dimension dans un recueil de poèmes paru peu de temps après la mort du poète : Le Dernier livre de Madrigaux, Paris, Gallimard, « NRF », 2021 ; l’adjectif du titre, alors qu’il avait été́ choisi en 1990, résonne autrement en 2021. 

Il faut toujours avoir en tête la belle profession de foi de « L’ignorant » : « Plus je vieillis et plus je crois en ignorance, / plus j’ai vécu et moins je possède et moins je règne » (Philippe Jaccottet « L’Ignorant » [1958], Poésie 1946-1967, Paris, NRF/Gallimard, « Poésie/Gallimard », 1995, p. 63).

Philippe Jaccottet, Bonjour, Monsieur Courbet, La Dogana / Le Bruit du temps, 2021, p. 67. 

Ibid., p. 45.

Ibid., pp. 25-27.

Ibid., pp. 115-117.

Ibid., p. 125. 

Ibid., p. 93.

10 Ibid., p. 111.

11 Ibid., p. 58.

12 Ibid., p. 12.

13 Ibid., p. 55.

14 Ibid., p. 90.

15 Philippe Jaccottet, Paysages avec figures absentes [1997], Paris, NRF/Gallimard, « Poésie/Gallimard », 2014, p. 131. 

16 Ibid., p. 16.

17 Philippe Jaccottet, « Airs » [1967], Poésie 1946-1967Op. cit., p. 154.