En attendant Nadeau, "Drôles de coucous", par Edith de la Héronnière

 En attendant Nadeau, "Drôles de coucous", par Edith de la Héronnière
18 mai 2022

De Patrick Reumaux, poète et traducteur, il ne faut pas attendre un énième commentaire sur les œuvres des Powys, cette extraordinaire fratrie qui ne sut rien faire d’autre que tenir la plume : « Si je devais écrire sur les Powys, ces oiseaux d’or, il me semble que je commencerais par un discours de la méthode afin de ne pas être étouffé par la masse de commentaires de plus ou moins haute volée, qui pèsent sur les œuvres et les recouvrent d’un couvercle. » Rassemblant et enrichissant ici les essais qu’il leur a consacrés au fil des ans, Patrick Reumaux soulève le couvercle et laisse entrer un grand courant d’air, se plaisant à accentuer encore l’impression d’irrationnelle splendeur qui se dégage des écrits du clan Powys, trois frères et une sœur écrivains sur les onze enfants du révérend Charles Francis Powys et de sa femme, Mary Cowper.

 

 

Ce que Patrick Reumaux appelle sa « méthode » s’apparente plutôt à une anti-méthode : comme dans nombre de ses ouvrages, c’est une cavalcade botanique, poétique, érotique, ponctuée d’anecdotes pétillantes d’humour et de férocité, qui nous enchante et nous convainc, s’il en était besoin, de la singularité de ces romans, de ces essais, de ces poèmes arrivés du fin fond du village de Montacute, dans le Somerset, de ses landes, de ses végétaux, de ses ciels, de ses passions dévorantes et de ses tourments spirituels – terreau où sont nées les œuvres des trois frères et de leur sœur. Inutile de faire appel à la psychanalyse pour tenter de trouver une clé de compréhension à l’univers des Powys, nous dit l’auteur, « car c’est bien là un univers où il n’y a guère de serrures ». La seule concession à une méthode relève de la classification chez le féru de botanique qu’est Patrick Reumaux. Il procède donc par identification ; reprenant le titre du livre d’un familier des Powys, il les nomme « ambassadeurs gallois », autrement dit « coucous » en dialecte du Dorset.

 

Drôles d’oiseaux, en vérité, dont les textes choisis accompagnent son essai sous le titre Les parias, illustré de vignettes de Thomas Bewick, spécialisé dans la gravure de plaques de cercueil, dont les dessins semblent ici hantés par la lutte des hommes contre les éléments hostiles. En naturaliste, Reumaux les classe en deux catégories : les négateurs (Theodore et Llwelyn) et le dénégateur (John Cowper). Classement, certes, mais on appréciera que son approche demeure apophatique, comme si nulle définition ne permettait d’aborder le continent Powys dont tout lecteur revient avec le sentiment d’avoir entrevu une contrée aussi pneumatique qu’une atmosphère, aussi impossible qu’un Mont Analogue. Le témoignage de Louis Wilkinson, surnommé « l’Archange » par Théodore, est à cet égard précieux. Il fut le seul admis à la table de la famille Powys, le seul à connaître de près ce clan de « parias », de « dieux déchus », de « prêtres dévoyés de l’invisible » et il leur a consacré un ouvrage sous le titre Welsh Ambassadors, autrement dit « Ambassadeurs gallois ».

 

Le plus célèbre d’entre eux est l’aîné de la fratrie, John Cowper, auteur de romans, d’essais philosophiques et d’une Autobiographie, doté d’une aptitude exceptionnelle à mettre en question tous les ingrédients de la pensée telle qu’elle est conçue depuis Aristote, à la pourrir, à la pervertir, à la défigurer jusqu’à ce qu’il n’en reste que d’insanes lambeaux, un brouillard humide et lourd, jaunâtre, flottant bas au-dessus de la « collante ténacité de la terre, douce, mouillée et perfide, qui suce, aspire, dévore et absorbe ». Convaincu que les plantes sont des êtres sensibles, il ne pouvait supporter que l’on cueillît une fleur ; et il pouvait décrire dans ses moindres détails une plante qu’il n’avait jamais vue, son souci étant avant tout d’inventer le langage dans lequel « la plante apparaît le mieux ». Son frère Llewelyn lui reprochait son « insincérité spirituelle ». Dénégateur, John Cowper le fut, créant un univers où « tout reste en suspens » : « Il n’est jamais autant lui-même que dans le suspens, le plaisir indéfiniment différé, la jouissance d’autant plus intensément attendue qu’elle est plus indéfiniment remise. D’où la lenteur de ses romans ». Une lenteur que Patrick Reumaux compare aux « divines longueurs de Schubert », ce qui n’est pas peu dire.

 

Ceux qui ont lu Givre et sang ou Rodmoor reconnaîtront là la fascination qu’exercent les romans de John Cowper sur leurs lecteurs, cette impression d’être entraîné dans un lent maelström métaphysique et sensuel où ce sont les éléments, souvent furieux, la voix des pierres, le souffle du vent, la glèbe et les brouillards, qui président à l’interaction de l’érotisme et du destin. Les essais choisis par Patrick Reumaux dans Les parias jettent un éclairage significatif sur la pensée et l’art poétique de John Cowper, qu’il s’agisse d’Emily Brontë, avec laquelle il se reconnaît une profonde affinité, de Nietzsche ou d’Oscar Wilde. On appréciera particulièrement son texte « Jugement suspendu » où, se référant et s’opposant à la pensée de Romain Rolland dont les romans célèbrent un « culte de l’humanité en général », il affirme : « Je préférerai toujours les écrivains qui ont le génie de créer une certaine atmosphère mentale à ceux qui cisèlent des œuvres d’art isolées parfaitement achevées. » Ce qu’il cherche avant tout par l’art, c’est à capter la magie de l’univers qui nous entoure, « une certaine transmutation délicate des petites choses ordinaires qui croisent mon chemin, une certaine musique douce entendue en sourdine, venant d’horizons indiscernables, et m’apportant des pensées rares, fraîches et sereines et profondes et magiques, étrangères à la clameur et à la brutalité de la foule ».

 

Frère chéri, intimement lié à John Cowper, Llewelyn le solaire, le beau Lulu, est l’auteur de Peau pour peauArdente argile, et autres textes vibrants de l’amour de cette vie qui, en lui, s’échappe. Atteint très jeune par la tuberculose, il fait de longs séjours en sanatorium, à Clavadel où son frère aux allures de clochard vient le voir et l’entraîne dans des marches en montagne qui manquent le tuer. Voici ce que John Cowper dit de lui dans son Autobiographie : « Lulu rayonnait littéralement d’une exaltation solaire qui évoquait l’exubérance des immortels. Tout ce qu’il touchait se changeait en or pour l’imagination. Son humour, son entrain paraissaient inépuisables. Il buvait la vie à longs traits au point de tituber dans les vapeurs matinales de la création… Sa voix était comme la voix qu’on imagine avoir été celle de Mercutio, de Roméo, d’Henry V… La totalité du charme indescriptible de sa personnalité, au-delà de ce que j’ai jamais vu et de ce que je verrai jamais chez aucun homme… était dans sa voix. »

 

Négateur, ce fils de pasteur l’était par son athéisme et par sa manière de refuser jusqu’au bout le sinistre augure de la maladie.  La préférence de Llewelyn allait aux imprécateurs, aux poètes maudits auxquels il a consacré des textes brûlants : ainsi de Christopher Marlowe, contemporain de Shakespeare, épicurien et athée, mort assassiné ; du beau Richard Nash, dandy « maître des élégances » dont la fin fut une longue descente dans la misère ; ou encore de l’étonnant Nicholas Culpeper, herboriste du XVIIe siècle, fort peu orthodoxe dans sa pratique de la médecine, du poète William Cowper, dépressif et suicidaire, et du génial James Thomson, autre poète, qui mourut dans une mansarde, repoussé de tous. Païen, résolument païen, Llewelyn ne cessa de célébrer son amour de la vie, tenant la mort à distance tel un charmeur de serpents.

 

Autre négateur, moins célèbre que ses deux frères, qui furent de grands voyageurs, Theodore, lui, n’a jamais bougé du Dorset où il s’établit à East Chaldon. « Jamais depuis qu’il avait atteint l’âge de raison, mon frère Théodore n’aurait un seul instant donné fût-ce une graine de tournesol pour la vie matérielle et agitée du monde occidental […] C’est un oiseau vraiment sauvage qu’il chasse, un oiseau qui vole en zigzags. Il chasse Dieu. » Le lecteur suivra ces zigzags dans le remarquable inédit choisi et traduit par Patrick Reumaux, Soliloques d’un ermite, lequel commence par cette affirmation : « Je suis dépourvu de foi, une route trop facile vers Dieu. » Mystique intraitable, Theodore choisit le difficile, le périlleux, l’épineux, arpentant la campagne en élucubrant des pensées métaphysiques, on ne sait s’il chasse vraiment Dieu ou s’il tente d’échapper à ses lubies, tout en admirant la personne de Jésus dont il écrit : « Tout le monde sait que Ses paroles ont été tordues dans tous les sens et complètement retournées. Rien d’étonnant, les hommes n’abandonnent pas l’avidité pour des prunes. »

 

Amoureux des grands espaces vides et de la solitude, Theodore reste étranger à tout ce qu’offre la civilisation, il cisèle son amour de la création dans les moindres détails. En témoigne ce passage : « Je sens la chaleur de cette parfaite journée de juin, je vois sur la falaise les petites touffes bleues de vipérine dans la craie blanche, et je me souviens d’une nuit d’hiver où j’ai vu un agneau mort sous une lune claire. Je vois maintenant le vieux chien hirsute et borgne qui dormait sur le pré les jours de canicule ; et son maître, un vieil homme sauvage à la longue barbe, qui marchait à grands pas, un marteau à la main et passait son temps à réparer les porcheries. » Sage ermite, son soliloque le mène à ce constat : « Il est impossible de tirer du monde plus qu’il ne peut donner ». Son attente se mue en sérénité : « Dans les jours anciens, […] je pensais que quelque chose de merveilleux m’arriverait ; maintenant je crois que la chose la plus merveilleuse est que rien de merveilleux n’arrive […] En levant la main, je suis parfois empli d’une vision divine ; en écoutant le vent hurler dans la cheminée, je sens toute l’harmonie de la musique ; en mangeant du pain, toute la bonté et toute la plénitude de la terre. Et quand vient l’humeur du silence, la tranquillité des mers immenses et des espaces éternels m’emplit ».  Ses livres ne se vendent pas, contrairement à ceux de ses frères, ce qui lui fait dire : « Le Créateur doit être idiot. M’ayant créé, il est responsable des crétineries que j’écris. »

 

Leur sœur Philippa était poète. Fille des éléments dont la sauvagerie n’est pas sans ressemblance avec celle des sœurs Brontë, en particulier d’Emily, l’auteure des Hauts de Hurlevent, à laquelle John Cowper Powys consacre un essai. Ses poèmes sont « mal fichus, écrits à la diable par un démon pressé de noter dans l’urgence, et telles quelles, les impressions qui se bousculent dans le vent ou l’orage », écrit Patrick Reumaux. C’est sans doute elle qu’on retrouve dans le roman de son frère, Rodmoor, sous les traits de Philippa Renshaw. « Écris, écris, écris Aigle de mer ! Écris avec une grande plume arrachée à ton aile puissante car toi, toi seule, peux écrire de tels livres », lui lance John Cowper qui voit en elle son double féminin, à l’exception de la sexualité. À moins que « [l]a passion sexuelle, portée jusqu’à un certain degré d’intensité, [ne perde] sa sexualité. Elle devient pure flamme, immatérielle, surnaturelle, débarrassée de toutes les scories de la sensualité ».

 

Aussi ardente dans ses tâches de fermière à Montacute que dans les soirées littéraires aux États-Unis, Philippa a des allures de grande dame. Elle aussi écrit, beaucoup : un journal courant sur un demi-siècle, des manuscrits, des poèmes.

 

« Chardon dressé comme un spectre assoupi

 

Quelle main sombre a tari ta sève ?

 

Solitaire, mais avec quelle superbe

 

Et quelle grâce suprême ta tête penche un peu. »

 

Des chardons ? Des bêtes sauvages, dit Patrick Reumaux qui note leur passion pour le chocolat et ajoute : « L’on sera enclin à dire que ce sont moins leurs manies érotiques, délirantes chez John Cowper, entêtantes chez Llewelyn, terrifiantes chez Theodore, que leur amour de la littérature, comparable, dans son excès, à celui du chocolat, qui met les Powys hors la loi. » Car chacun des membres de cette fratrie, dont ces deux livres restituent le panache, a vécu sous l’emprise d’une seule et unique maîtresse, la Nature, dont la sauvagerie a été pour eux pourvoyeuse d’inspiration à l’infini. Tout ce qui venait d’elle est passé chez eux en contemplation, incantation ou imprécation, chaque phrase donnant l’impression d’être travaillée au corps par une sensibilité directement issue du métamorphisme terrestre.

 

Par Edith de la Héronnière