Europe - « Une rédemptrice capacité d’observation », par Jacques Lèbre

 Europe - « Une rédemptrice capacité d’observation », par Jacques Lèbre
01 novembre 2016

« Une rédemptrice capacité d’observation »

Les lecteurs qui ouvriront Et tout le tremblement passeront du Portugal à la Grèce, de Bruxelles à Sedan, du pays de Galles (à propos du peintre Thomas Jones qui apparaissait dans Le train des jours) à la Lettonie. Mais qu’ils ne s’attendent surtout pas à l’équivalent d’un guide touristique, ils seraient profondément déçus ! « Cet attrait éprouvé pour les petites villes et les coins perdus s’explique-t-il seulement par l’illusion que l’on pourra facilement en faire le tour ou l’inventaire sans rien ou presque laisser de côté ? Et pourtant. Pour être menu, l’objet apparaît bientôt aussi insondable qu’une mégapole d’Amérique latine. » Nous pouvions lire un peu la même chose dans Tombeau des anges où Gilles Ortlieb visitait les villes de l’ancien "berceau du fer" (Hayange, Clouange, Uckange, Gandrange, Morhange…) : « On ne fait jamais le tour. On se déplace, on note, enregistre, constate — des variations infimes ou des chamboulements inouïs —, mais on ne fera jamais le tour de ce que l’on voit. Ce qu’on voit nous encercle plutôt, quelquefois nous enferme, et il m’est à plusieurs reprises arrivé de me demander qui, de l’observateur ou de la chose observée, observait qui. » Visiter, dans Tombeau des anges, c’était loger dans un hôtel « à une ou sans étoile » dont la chambre nous était décrite ; c’était parcourir des rues, entrer dans des cafés et y entendre des conversations (« En tout cas, je peux vous dire que les anxialitiques (sic) du CHR, c’est pas de la petite bière. Ils nous les distribuaient par deux à la fois ») ; c’était entrer dans des restaurants, des supérettes de quartier pour remarquer « les tranches de mortadelle rose sparadrap » ; c’était parcourir un cimetière pour constater que les patronymes à consonance polonaise ou italienne étaient à peu près à égalité avec les patronymes à consonance française ; c’était longer une usine encore en activité mais déjà promise à une fermeture inéluctable : « À l’esprit vacant, cette concaténation du maintenant et de l’après peut réserver des songeries sans bords : n’est-ce pas, aussi bien, au-dessus de la fabrique même du temps, de son usinage, qu’il a l’impression ou l’illusion de se pencher ? » Lors de ses déambulations répétées dans ces villes, pour la plupart sinistrées, Gilles Ortlieb côtoyait « Une population pour une bonne part résiduelle, et donc sursitaire […] Et dont on se dit parfois, en observant la clientèle des Match, Super U et autres supermarchés Champion ("Plus facile la vie"), qu’elle marche précautionneusement tout au bord de sa survie — ce qui ne signifie pas non plus qu’elle s’achemine vers son extinction. »

S’il fallait employer une image, on dirait qu’au volant de sa prose Gilles Ortlieb ne regarde pas le lisse et large ruban d’asphalte devant lui, mais le fossé qui le borde avec ses aspérités et rugosités plus ou moins râpeuses, sa faune et sa flore plutôt ternes bien que le terne lui-même puisse parfois se révéler réjouissant d’une façon plus ou moins fugitive. Ainsi, dans Et tout le tremblement, ces « deux merveilleuses et respectables jumelles, aux cheveux blanchis par les teintures », observées dans un café bruxellois : « La tête agitée de petits mouvements lestes et précis, elles sont posées côte à côte sur leur banquette comme un couple de perruches à l’affût sur leur escarpolette. » Sans doute peut-on dire de cette comparaison qu’elle est un peu crue. Mais peut-être l’aurait-elle moins été si les deux jumelles avaient été « assises » au lieu d’être « posées ». Où l’on voit encore une fois que c’est le choix du mot juste qui fait toute la différence, qui rehausse la scène décrite et qui en fait toute la saveur iconique. Ce choix du mot juste vient peut-être aussi d’une pratique de la traduction : du grec (Mikhaïl Mitaskis, Thanassis Valtinos, Georges Séféris…), de l’anglais (Stephen Romer, Patrick McGuinness), de l’allemand (Frank Vedekind, Patrick Roth). Mais si la comparaison ou la description peuvent s’avérer plutôt crues, chez Gilles Ortlieb elles ne sont jamais moqueuses, et encore moins méchantes. Elles relèvent d’un étonnement qui d’un côté peut conduire à l’accablement, de l’autre à un amusement qui n’est jamais éclat de rire mais simple sourire, parfois un peu attristé. « La capacité d’étonnement : la plus précieuse peut-être (pour peu que l’esprit et la main suivent). La plus menacée, aussi », pouvions-nous lire dans Carnets de ronde. Et quand elles lui paraissent un peu trop crues, la comparaison ou la description, il arrive souvent que la phrase suivante vienne adoucir le trait, ainsi des deux jumelles : « N’importe, elles font plaisir à regarder et semblent même jouir, ici, d’une réelle considération. »

Sans doute peut-on dire de cet écrivain à la précision descriptive aussi aiguisée qu’étonnante parfois (un jour on dira peut-être légendaire) qu’il est un peu à part dans la littérature d’aujourd’hui, dans la mesure où l’on ne peut absolument pas le ranger parmi les auteurs du peu, du bref ou du minuscule, ce n’est nullement son optique puisque celle-ci me semble plutôt (volonté ou atavisme ?) ouvrir sur une sorte de vertige (ou d’inconfort) qui a pour conséquence de nous montrer la vie (car c’est bien de cela qu’il s’agit) beaucoup moins assurée de ses bords qu’il n’y paraît : « avant d’en conclure que notre position est, au bout du compte, à peine plus assurée que celle d’un bigorneau calé — par quel miracle et pour combien de temps ? — dans une anfractuosité où clapotent les marées », lisions-nous dans Carnets de ronde. Guère de lieux, chez Gilles Ortlieb, guère de personnages auxquels on ne puisse accoler l’étiquette « attention fragile ». Pour s’en convaincre il suffit de lire le chapitre « Encore une histoire d’hôtel » dans Soldats et autres récits, ou bien la description des camarades de chambrée, avec cette particularité que Gilles Ortlieb ne cerne jamais complètement un portrait esquissé (« On ne fait jamais le tour »), si bien qu’il reste toujours une ouverture vers une échappée possible. On pourrait tout aussi bien parler de tact. Ce sentiment de fragilité tient peut-être à une situation de porte-à-faux, souvent géographique, dans laquelle l’auteur aime à se placer puisqu’il semble bien qu’elle soit l’une des conditions de l’observation, dans le désir d’être hors de chez soi, et tout aussi bien hors de soi-même (dans une sorte de dimanche intérieur), et jusqu’à préférer un autre siècle comme nous pouvions le lire dans Vraquier : « Mais d’où vient que l’on se sente intimement, géographiquement, poétiquement davantage chez soi dans le dernier versant du XIXe siècle que dans le temps présent ou toute autre période historique ? Familiarité étrange, à creuser. » Cela fut esquissé dans Au grand miroir, à propos du séjour de Baudelaire à Bruxelles : « L’âme n’ira jamais bien, il le sait mieux que tout autre, mais il peut au moins essayer de la désenclaver, de la désennuyer en la dépaysant. » « Ma géographie ne tient aucun compte des grands centres », écrivait Henri Thomas (dans une lettre à Armen Lubin). Tout, chez Gilles Ortlieb, se situe effectivement à côté, loin des grandes avenues comme des grands thèmes : tristes chambres d’hôtel interchangeables d’une ville à une autre, cafés ou restaurants excentrés ou bien dans une marge par rapport à l’environnement ambiant ou dominant, tel ce restaurant chinois de Bruxelles dans Et tout le tremblement : « le tout baignant dans l’immatériel fond sonore (fond sonore est l’expression qui convient, comme on parle de fond de sauce) d’une musique sans âge, parfois aussi caoutchouteuse que les morceaux de calamar quadrillés servis sur un plat ovale », ou bien ce restaurant dans le quartier de la Bastille « et l’on croit déboucher dans la Lorraine profonde avec vues de Longwy dans les années cinquante, un plafond caramélisé par les années, des saint Nicolas en pain d’épices, des oursons en peluche et une balance de la marque Berkel pas moins datée — tout cela fossilisé dans un cliquetis de couverts à l’heure du coup de feu de midi. » Il n’y a pas beaucoup d’écrivains (mais Gilles Ortlieb est aussi poète) capables de comparer la cime d’un arbre à un oursin ou à une anémone de mer, dans l’un de ces moments où l’on frôle l’onirisme : « Ciel vineux et grand vent, qui agite latéralement la cime des deux arbres visibles de ma chambre, à la forme étrange, intermédiaire entre l’oursin et l’anémone de mer — mais une anémone aux tentacules rigides, un oursin dont les aiguilles seraient lâches et flexibles. » Dans Sous le crible, « le bruit multiplié des roulettes de valises sur le sol dallé des quais de gare, le dimanche soir » était comparé à « un immense concert de batraciens ». L’image auditive était si juste que je ne l’ai jamais oubliée !

Mais il ne faudrait pas croire que Gilles Ortlieb ne s’attacherait qu’à des détails, ou plutôt, disons pour être juste que les détails auxquels il s’attache trahissent toujours un état du monde, de notre monde actuel. Ainsi, dans Et tout le tremblement, en Grèce peu après un tremblement de terre dont les faibles répliques sont semblables à « ce que serait un picotement de pile électrique sur la langue par rapport à une électrocution » : « Les pouvoirs publics, secondés par des sismologues peut-être complaisants, ont tenté de faire croire, durant quelques jours, que la magnitude du phénomène n’avait pas atteint la valeur 6 sur la fameuse (et très dépassée, paraît-il) échelle de Richter, se cantonnant dans une magnitude comprise entre 5,7 et 5,9 — jusqu’à ce qu’un observatoire américain affiche la valeur réelle supposée : 6,4. Pour une raison toute simple : en deçà de 6, l’État n’est pas tenu d’indemniser les victimes. » Lorsque, dans une station du métro bruxellois, notre auteur regarde une affiche de SOS SOLITUDE, c’est pour remarquer que l’adresse qui est « 24, rue du Boulet » va changer pour devenir « 28, rue de l’Abattoir ». Cela ne s’invente pas et c’est assez grinçant. Mais il faut surtout un regard attentif et aux aguets pour ainsi placer le banal sur le bord d’un à-pic propre à donner le vertige. Il faut relire, au tout début de La nuit de Moyeuvre, la description d’un trajet en train avec personnages (on peut dire aussi personnalités) et conversations saisies au vol dans des saynètes que l’on peut tout aussi bien qualifier de vignettes : « Conclusion de la voyageuse : "Ceux qui habitent par ici, je te dis pas… Regarde un peu comment que c’est mort…" » Il y a souvent comme une béance qui s’ouvre entre les lignes, une béance qui rend soudain le monde (extérieur / intérieur) beaucoup moins assuré de ses bords qu’il n’y paraît. Et tout sonne toujours juste, y compris le rapport au temps (et c’est un rapport non négligeable chez Gilles Ortlieb), ainsi lorsqu’il se retrouve coincé dans ce compartiment : « temps stationnaire, noyé dans la rêverie la plus sautillante et arbitraire qui soit mais, là encore, à l’image des pensées qui tâchent de le distraire, entravé, enclos ». Le nom de la voisine aperçu sur sa pièce d’identité au moment du contrôle des billets ouvrait sur une autre rêverie : « Apercevant par inadvertance, au moment où elle tendait son billet au contrôleur, le nom imprimé sur la carte d’identité de ma voisine, une dame d’une soixantaine d’années à la mise soignée et aux cheveux permanentés  : Lucienne Boulard ; dont la sonorité seule pourrait en faire un personnage de Simenon ou d’Emmanuel Bove dans un Paris de l’après-guerre. » En même temps que Et tout le tremblement paraît Dans les marges, où Gilles Ortlieb revient sur quelques-unes de ses dilections littéraires, dont il était déjà question dans Sept petites études (Constantin Cavafy, Jean Forton, Emmanuel Bove…), mais avec quelques ajouts de taille (Paul de Roux, Jean-Luc Sarré, Armen Lubin, Jean-Claude Pirotte…).

Dans Tombeau des anges, une phrase vient faire écho au titre de cette chronique emprunté à Dans les marges, elle résume, en quelque sorte, l’entreprise d’observation à laquelle se livre Gilles Ortlieb : « Devant le spectacle, donc, de ce qui pourrait ressembler à l’étalage d’un quotidien désolé, deux attitudes possibles : ou bien on s’empresse d’aller voir ailleurs en faisant comme si nous n’avions pas été là, n’avions rien remarqué et rien retenu ; ou bien on s’emploie à désamorcer le pire en le détaillant dans chacune de ses manifestations, sans détourner les yeux ni désespérer tout à fait d’en voir quelques-unes se convertir en épiphanies », ainsi des deux jumelles dans un café bruxellois. Dans Des orphelins (sur Joseph Breitbach, Mikhaïl Mitsakis, Albert Glatigny, Nikos Kavvadias, Jacques Chauviré, un peintre polonais), le tout premier texte nous emmène sur les traces de Tchekhov, en route vers l’île de Sakhaline pour « se mettre à l’épreuve d’une réalité qu’il devine sans bords ». Si, comme nous le lisions dans Sous le crible, le réel est l’« éternel vainqueur aux points », sans doute peut-on dire de Gilles Ortlieb qu’il détache le réel de sa gangue, qu’il l’éloigne de ses bords protecteurs et rassurants pour l’ouvrir à une fragilité dont nous savons, au fond, combien elle lui est inhérente.

Jacques Lèbre
n° 1051-1052