Ossip Mandelstam : Le Timbre égyptien
Il est terrible de penser que notre vie est un roman,
sans intrigue et sans héros, fait de vide et de verre,
du chaud balbutiement des seules digressions
et du délire de l'influenza pétersbourgeoise.
L'Aurore aux doigts de rose a cassé ses crayons de couleur.
Ils gisent aujourd'hui comme de jeunes oiseaux,
avec des becs beants et vides.
Cependant, tout absolument me semble contenir
les arrhes de mon délire favori en prose.
Si l’on souhaitait mettre ces quelques phrases en forme de sonnet en exergue de la chronique ci-dessous consacrée au poète et essayiste Ossip Mandelstam, c’est qu’elles nous semblent receler à elles seules l’essence même de son écriture, sa richesse, sa beauté jaillissante, sa complexité lumineuse aussi. De fait, Mandelstam (1891-1938) incarne sans conteste l’une des plus grandes voix de la littérature russe du XXe siècle. Son éclat, pourtant, peine encore quelque peu à nous parvenir. Car l’écrivain, qui appartient, à l’instar de Pasternak, Tsvetaieva ou Akhmatova, à cette génération d’auteurs ancrés dans les années de la Révolution, verra son œuvre marquée par le sceau de l’Histoire lorsque celle-ci, violentée par les soubresauts d’une époque, montre son visage le plus effroyable, baigné de sang et de terreur.
Victime de Staline et du stalinisme, ses écrits seront frappés d’interdiction de publication pendant le règne du tyran (soit entre 1929 et 1953), devant attendre encore près de vingt ans après la mort du bourreau pour être enfin éditées dans leur intégralité en URSS comme en Occident, et obtenir un peu d’une reconnaissance internationale tant méritée. Entre temps hélas l’homme droit, d’ascendance juive, dont la parole ardente, intransigeante et ferme jamais n’aura consenti à abdiquer et à collaborer, aura achevé une vie courageuse et fière en martyr, mort d’épuisement et de froid dans un camp sibérien près de Vladivostok, alors qu’il n’était qu’à peine âgé de quarante-sept ans…
Membre éphémère de la Guilde des poètes en 1912 et cofondateur de l’école acméiste dans la période dite de « l’âge d’argent » d’icelle, Mandelstam aura pourtant été l’un des principaux fers de lance de la poésie russe à une période où celle-ci constatait les limites définitives atteintes par le symbolisme qui du mot ne retenait que la puissance ontologique, le voyant uniquement comme une pure abstraction capable de faire accéder à un au-delà métaphysique. Ossip, et avec lui les acméistes, entendront au contraire rétablir ce dernier dans son aspect concret, charnel et sonore tout aussi fondamental. Sans tomber dans les excès d’un futurisme qui répondra aux insuffisances d’une représentation symbolique par trop mystique en s’épuisant dans des enjeux purement formels radicaux, ils attesteront avec force de la matérialité du Verbe, visant à le réaffirmer dans son « intégrité » comprise, ainsi que l’explicite Florence Corrado dans « Le Verbe et La culture », comme « unité complexe de son et de sens ».
Manifestant sa présence physique, le langage poétique, dans une telle conception, fut rendu à son acception de « construction verbale » et architecturale (le terme, mentionné par Mandelstam, lui aura été cher). Il se devait d’entrer à nouveau en résonance avec le monde concret d’ici-bas pour le chanter, l’honorer, lui redonner une vérité nouvelle et supérieure. En restituant ce dernier dans ses essentielles dimensions phénoménologiques d’espace et de temps, le verbe poétique s’est transformé en organe autonome et vivant, porteur des « signes de la culture », « incarnant la mémoire et l’histoire ».
« Sismographe capable d’enregistrer les sursauts ou les plus délicats tremblements du monde », selon la belle formule de Florian Rodari, Mandelstam construisit une œuvre subtile infiniment, où la prose elle-même jamais n’aura omis de se soumettre à une telle nécessité poétique, proférant certes sans le recours du vers une réalité verbale comprise dans sa totalité sémantique et sonore. Bien que s’étant rapidement éloigné de l’acméisme pour produire des écrits singuliers, personnels et solitaires davantage, son style ne pouvant donc supporter une totale identification ou assimilation au courant qu’il avait pourtant pleinement contribué à faire naître, Mandelstam, pour le dire simplement, n’aura cessé jusque dans ses essais de faire œuvre de poète.
Publié à nouveau par Le Bruit du temps après une première émission française, dès 1930, dans la magistrale revue Commerce dirigée entre autres par Paul Valéry et Léon-Paul Fargue, Le Timbre égyptien, unique roman de Mandelstam, n’échappe pas à la règle. Et ses éditeurs, qui ont symboliquement choisi de revêtir leur maison du nom de l’un des opus du rhapsode russe, ont bien raison de souligner le « petit miracle littéraire » que représente l’ouvrage.
D’abord parce qu’à sa seule exception près, il faudra attendre près de quarante ans pour que résonne à nouveau l’éclat cristallin de l’œuvre Mandelstamienne en Occident. Ensuite et plus fondamentalement encore parce que le texte, paru en Russie en 1928, est issu de la période de crise essentielle et douloureuse traversée par l’écrivain entre 1925 et 1930, au cours de laquelle, en désaccord profond avec les inflexions oppressives du nouveau régime bolchévique, il aura choisi de se taire, n’écrivant plus aucun poème et gardant silence assourdissant cinq longues années durant pour mieux hurler sa colère, exposer et laisser exploser son angoisse tourmentée, ses désillusions aux accents prophétiques.
Car le livre, dont l’action se situe au cœur de l’été ayant suivi la révolution de Février 1917, est en prise directe avec les tribulations politiques et historiques de son temps. Et la veine romanesque, l’intrigue proprement dite si l’on veut, qui le traverse, reste bien dérisoire au regard de ce qui est implicitement signifié de ces dernières dans les nombreux passages non narratifs et imagés qui constellent constamment le récit. Ce qui n’est pas, il est vrai, sans le rendre un peu plus difficile d’accès à une lecture immédiate. Mais comme il est bon de persister un peu et se faire attentif aux modulations émotives et sensibles de cette prose-poème, pour accéder à l’éblouissement littéraire qu’elle ne manque pas de procurer !
Une conception aussi secondaire de la notion-même d’intrigue n’est pas sans rappeler Gogol. De fait, Mandelstam, qui dédaignait les jeunes prosateurs verbeux et inféconds qui lui étaient contemporains et en appelait à une « culture universelle » classique au sens d’ayant intégré l’héritage intellectuel, artistique et en l’occurrence littéraire du passé pour donner forme à une voix nouvelle, enrichie et fertile à son tour, a reproduit à bien des égards des pans entiers du canevas de Le Nez, et plus encore de Le Manteau.
L’action principale des deux récits se répond en effet étrangement, sorte de miroir à double face dont le caractère, aussi ténu sinon anodin soit-il, se révèle pourtant identiquement lourd de sens, chargé d’angoisse. Par l’endroit-même d’abord où elle se situe, Pétersbourg, cité centrale personnifiée et bien-aimée hélas devenue, dans chacun des opus, dangereuse et fausse, siège de toutes les injustices et des désillusions les plus amères. La capitale, rebaptisée Pétrograd au cours des événements de 1917, sera d’ailleurs toujours désignée sous son ancien patronyme par un Mandelstam révolté, nostalgique de la ville brillante et relativement libre de son enfance.
Dans son déroulement intime ensuite. Akaky Akakiévitch Bachmatchkine, dans la nouvelle de Gogol, aura passé l’essentiel de son temps à se restreindre pour acheter un manteau neuf mais finira, sitôt revêtu du fier habit obtenu de haute lutte auprès de Pétrovitch, tailleur mesquin et maléfique, par s’en faire dépouiller. Premier personnage du Timbre, Parnok, pour sa part, inaugure le roman en cherchant désespérément… sa queue-de-morue si chèrement procurée, découvrant bientôt que Mervis, son façonneur, la lui a sans ambages retirée pendant la nuit, faute d’un solde suffisant, pour la céder ensuite au fort peu nécessiteux capitaine Krzyzanowski. Celui-là même, qui refusant peu après d’apporter son aide à notre valeureux mais terriblement impuissant Parnok pour empêcher un lynchage, rappelle singulièrement par son autorité morgue l’attitude arrogante du gogolien « personnage important » ayant abandonné Akaky-le-volé à son triste sort de victime…
« Petit bonhomme […] méprisé par les concierges et les femmes », Parnok, au fil de ses pérégrinations malheureuses, apparaît donc rapidement comme le digne héritier de la misérable figure d’Akaky. Tous deux appartiennent à cette longue lignée d’antihéros pitoyables non moins qu’attendrissants chers aux belles-lettres russes, ballotés par l’Histoire et submergés jusqu’à l’effroi par des forces supérieures impondérables aussi concrètes que le froid ou l’indifférence de l’État, despote à la criminelle impassibilité quelque soit le régime évoqué…
Un manteau, une queue-de-pie… La référence au vêtement d’extérieur ne se limite pas au seul et malicieux clin d’œil littéraire, quand on sait la rigueur du climat pétersbourgeois. Aussi indispensable qu’ardu à acquérir et conserver pour nos pauvres petits hommes, l’habit protecteur est aussi une manière détournée de pointer, pour nos deux écrivains, la verticalité implacable d’une hiérarchie organisée en forme de castes infranchissables, qui paralysent l’ensemble du système. C’est encore un écho historique, glabre et funeste celui-là, du froid qui finira par emporter Mandelstam déporté, alors que celui-ci aura précisément usé tout au long de son œuvre de son image pour qualifier l’État, parlant du « froid étatique », de la « glacière de l’État ».
Car à l’inverse d’un Gogol aux convictions politiques in fine conservatrices, et dont les digressions omniprésentes, jouant sur le seul registre de l’ironie distanciée, traduisent plutôt une vision du monde désenchantée au pessimisme intense foncièrement non compassionnel, Mandelstam, lui, s’engage. La peur, chez lui, est moteur essentiel, qui, loin de le retrancher du paysage de ses semblables, le « prend par la main » au contraire, le « conduit ». À corps perdu, voix éperdue, il attaque le tyran moustachu, sans mesure ni retenue. Il ne recule devant rien, faisant allusion à des événements historiques sinon autobiographiques à peine fardés, à des lieux précis encore, d’ordre aussi symbolique que l’hôtel « Select » où se rend par exemple à la toute fin de l’ouvrage l’éhonté capitaine Krzyzanowski, qui ne deviendra autre, dès 1918, que le siège de la police secrète de la Tchéka…
Ce cri de révolte, toutefois, se dresse non au moyen de formulations plates énonciatives, mais, à l’extérieur de la trame proprement narrative du récit, par une prose sublime, sonore et elliptique, tenant bien plus du vers que de la phrase. Chaotiques et disloquées, les métaphores fulgurantes qui le traduisent sont remplies d’assonances et d’allitérations flamboyantes et cinglantes, laissant à entendre combien, pour Mandelstam, l’acte de résistance ne se contente pas de passer par mais se révèle, fondamentalement et par nécessité intérieure, absolue poésie.
Loin d’être, comme le souligne Jaccottet, une « échappatoire » ou une « forteresse » isolée et recluse, la poésie parle au nom de la vie, se dévoile par nature jaillissement intrinsèque de vie. Clameur lyrique lancée à l’humanité par un poète-prophète à la voix certes « durcie » par le traumatisme de l’Histoire mais ultimement confiant et inébranlable dans son combat par cette certitude-même, l’effroi se retrouve paradoxalement porteur d’un message d’espoir. Mandelstam qui croyait à la culture universelle et à la force inexpugnable des grandes œuvres (architecture, peinture, littérature), fait ici de son art un acte de foi et une profession d’humanisme. Oraculaire et messianique, la poésie est en effet seule capable, en inscrivant la composante temporelle de l’émotion dans le mot, de surmonter l’angoisse pour créer une réalité supérieure plus belle. Les vers qui la composent, dotés de la vitalité créatrice invulnérable et miraculeuse du Verbe premier de la Genèse, restent pourvus d’une finalité ontologique tournée vers le bien-être ultime des hommes qui sauront la lire et la comprendre.
Sans-doute faut-il ainsi garder du Timbre égyptien la vision d’une œuvre avant tout poétique, parées d’étoiles-guides scintillantes, à la splendeur interpelante, animée à jamais.
Myriam Aze