Images de la poésie - Lecture de Philippe Denis

 Images de la poésie - Lecture de Philippe Denis
20 juin 2011

Lecture de Philippe Denis

Ce qui s'installe lentement pendant la lecture de la poésie de Philippe Denis est un étrange sentiment de gravité et de légèreté mêlées, d'attention perçante envers les choses et de détachement ironique, d'extrême concentration et de subtile dérision. Voici une écriture savante, érudite et référencée, dont le vocabulaire est parfois presque effroyablement précis, dont la phrase a des contours excessivement découpés ainsi qu'une falaise dans les embruns de l'intellectualité, dont les volutes de la pensée sont souvent vertigineuses, dont la nature est volontiers abstraite donc mais qui pour autant ne se départit pas d'un goût pour le réel le plus concret. Ceci explique la forme générale des textes qui tire du côté de la notation, de l'aphorisme, du fragment, comme si la brièveté indiquait que le premier mot et le dernier mot seront laissés au monde et non pas à l'autonomie d'un discours, et que l'injonction à faire note avait bien sa source dans les choses, dont le poème ne sera que l'écho répercuté. Ces livres ressortissent au genre du mélange, ils en ont sans conteste la liberté et la fraîcheur ; ce sont les carnets d'un penseur qui se refuserait à suivre la pente de sa pensée parce qu'il lui préférera toujours le léger vertige qui naît devant l'abîme et devant son occasion. Puisque pensée il y a malgré tout, elle devra être avant tout un exercice de désappropriation, d'absolu relativisme et surtout d'humour :

« À la lumière d'une identité stockée dans l'esprit d'un passereau, on n'est pas beaucoup plus que sa perplexité.
Je me le chante. »

Cette écriture de l'intelligence abstraite, à la Valéry quelquefois, exalte d'abord le plaisir de la démystification, plaisir qui relève de l'envol, qu'on retrouvera par exemple dans la figure du « nuage », terme qui revient souvent chez Philippe Denis et objet qui fascine sans doute à cause de son surplomb mousseux, à cause de sa capacité à se défaire et à faire défection. La pensée n'est pas forcément asséchante, elle peut participer de ce dont elle est mise à distance, ainsi qu'il le dit en une belle et énigmatique formule : « Si penser est de l'ordre d'une critique moelleuse du sens, je pense. » Le poème devra alors tenir les deux bouts de la pensée et du réel, par exemple en enfermant un objet dans des miroirs multiplicateurs placés de telle manière qu'ils réfléchiront jusqu'à s'annuler, libérant du coup l'objet de son illusion. Le poème semble alors viser à l'allègement, à l'émulsion du regard :

« L'œil attelé à l'œil sous le joug du front,
Le regard seul avance, fouette le chemin.

Galops qui frappent généreusement monnaie.

Volet sur un gond, incertain comme une aile,
quant à arracher du sol la maison. »

De ces vertiges et de cette ébriété il se méfie toutefois, trop conscient qu'il est des pièges de la pensée pour ne pas mettre la bride à son scepticisme et ne pas croire devoir de temps en temps peser celui-ci au trébuchet du réel et de ses sollicitations impérieuses :

« Saurai-je, aujourd'hui, vanter la saveur d'une poignée
de terre contre les mérites d'un doute ? »

C'est ainsi que la pratique du haïku paraît être l'une des voies et l'un des garde-fous qu'explore ce poète comme pour s'assurer d'une sensation afin de ne pas verser dans les mirages de l'abstraction, ou du moins comme s'il voulait s'appuyer sur un morceau de réel pour lui reconnaître la primeur de la réalité :

« Tournant les lamelles
d'une amanite
le poids du Livre ! »

Si cette poésie est plutôt philosophante et même métaphysique, si elle a la hauteur de vue de l'abstraction, c'est surtout par les fréquents retours qu'elle opère à la réalité concrète, et parfois à la réalité comique, qu'elle prend son tranchant le plus vif, son aspect le plus marquant ou coupant :

« Le Rien est mon employeur.
Mon poème,
la description de sa nuque. »
(Notation amusante mais qui jette comme un frisson d'effroi.)

Le ton si particulier de l'écriture de Philippe Denis (quelque part entre l'humour d'un Michaux et le sentencieux d'un Char) sert des réflexions qui font la part belle à la part d'inconnu, à ce qu'il y a de déroutant dans notre appréhension du monde. Les mots du poème font question, posent un écart dans leur identité même. Ainsi « fumée s'échappe du sens donné, une fois pour toutes, au toit », remarque qui relève d'un cratylisme involontaire, si l'on peut dire, puisque c'est la fugitivité des mots qui paradoxalement leur fait rejoindre la réalité, qui est garante de leur vérité, comme si le signe était le siège de son sens, mais dans les deux sens du mot siège : comme son lieu et comme sa mise à mal.

Toutes ces remarques et ces réflexions semblent constituer autant d'exercices d'ascèse et de distanciation, et dresser une collection d'objets méditatifs cueillis à la faveur d'une errance et au seul bénéfice d'un carnet d'amateur jaloux, ou d'esthète de l'instant fugitif. Ce sont autant de petits travaux de déshabituation, autant de bornes en vue d'un vagabondage, autant d'objets dont l'hétéroclite est la nature même, autant d'événements infimes qui sont non pas analysés, mais synthétisés en une formule prévue pour décontenancer, pour provoquer ce léger vacillement de la pensée propre à relancer celle-ci dans sa marche au vent et à l'estime.

                                                                                                     Laurent Albarracin